lundi 2 novembre 2015

La Bite de l'architecte : KNOCK KNOCK (Eli Roth, 2015)

Evan Webber, un architecte quadragénaire (le quinqua Keanu Reeves) confit dans une vie de famille ronronnante et sexuellement anémiée, commet l’imprudence d’ouvrir son logis – momentanément délaissé par son épouse et ses enfants – à deux jeunes filles égarées dans la tempête. Les sémillantes intruses se livrent sans tarder à un grand numéro de séduction auquel leur hôte succombe après une courte réticence, due tout autant à son ahurissement devant cette aubaine imprévue qu’à de vagues cas de conscience. Au lendemain de ces fredaines, il comprend que les tentatrices n’ont aucune intention de vider les lieux, mais comptent bien y semer le chaos, ainsi que dans l'esprit de leur propriétaire.


Il est bien loin le temps où les papas interdisaient à leurs filles d’accepter les bonbons offerts par des étrangers. Aujourd’hui, ce sont les pères qu’il convient de mettre en garde contre les gâteries proposées par des collégiennes. Ce constat, qui semble s’appliquer à merveille à Knock Knock, fait heureusement l’objet de développements plus complexes et stimulants. Eli Roth s’éloigne des excès graphiques des deux premiers Hostel et de The Green Inferno, pour nous offrir un thriller « en chambre » sexy et (dans sa seconde partie) survolté, aux accents satiriques appuyés, et n’entretenant avec le « torture porn » qu’un rapport de surface. Une récréation brillante et plus ambitieuse qu'il n'y paraît, à défaut d’être totalement originale.
Knock Knock est le remake – d’une fidélité narrative proche du « copié-collé » – d’un film d’exploitation de 1977, Death Game de Peter S. Traynor. On notera à ce propos que les deux actrices principales (et coscénaristes) du film original, Sondra Locke et Colleen Camp, sont coproductrices de cette nouvelle mouture. Si la structure scénaristique des deux oeuvres est la même, les intentions diffèrent, changement d’époque oblige.
Le film de Traynor était un brûlot féministe habilement déguisé en shocker érotique, où les deux assaillantes se vengeaient sur une proie de hasard d’un pouvoir patriarcal responsable de leurs névroses. Le leitmotive musical du film, la chanson « Good Old Dad », offrait un commentaire ironique sur le rôle faussement bienveillant car strictement répressif tenu par leurs géniteurs auprès des jeunes filles (et tout aussi bien des maris envers leurs épouses). En pleine vague du féminisme radical, Death Game tentait de démontrer (non sans ambiguïtés et lapsus) que l’hystérie féminine, même au plus fort de ses outrances, ne peut être imputée qu’à une culture sexiste et phallocentrique.
Eli Roth et ses coscénaristes Nicolás López et Guillermo Amoedo se montrent assez lucides pour percevoir tout ce qu’un tel propos, jadis pertinent, a d’obsolète en ce début de 21ème siècle. Cinéaste consciemment postmoderne, Roth ne peut ignorer que les enjeux des rapports de sexe ont été notablement modifiés par les données du postféminisme. Là où l’on pouvait craindre que la violence féminine se voit une énième fois justifiée par les abus préalables du patriarcat, Roth lui trouve une cause autrement plus tonique (et subversive) : le rejet des mascarades sociales, qu’elles soient libérales ou conservatrices.


Ses deux adolescentes tumultueuses, Genesis (Lorenza Izzo, épouse de Roth) et Bel (Ana De Armas), sont les produits typiques de la mouvance postféministe telle que popularisée par les médias et honnie des féministes radicales : des adeptes du Girl Power ; des émules des Spice Girls ou, plus près de nous, de Miley Cyrus ; des jeunes femmes n’hésitant pas à faire étalage de leur sexualité, ne craignant plus « l’objectification » brandie tel un épouvantail par leurs aînées, mais voyant au contraire dans l’affirmation des « signes extérieurs de féminité » (tenues sexy, maquillage, glamour) et leur réappropriation (parfois outrancière) un outil d’émancipation et de négociation des pouvoirs.
Bel et Genesis, libérées dans leur tête et leur corps, n’ont que faire d’être féministes, mais visent plutôt à démasquer ce qui reste d’hypocrisie dans un monde qui, soi-disant soucieux de liberté, ne cesse de rafistoler la matière de ses entraves : la bien-pensance, l’utopie humaniste et les idéologies sociales
Après trois films (Cabin Fever ; les deux Hostel) renvoyant dos à dos victimes et bourreaux, Roth tend désormais à afficher sa sympathie pour les seconds. The Green Inferno ne dissimule pas sa connivence avec les cannibales bouffeurs d’humanitaristes du dimanche, « sauveurs de la planète » ne voyant dans la défense de causes perdues qu’une occasion de grimper dans les réseaux sociaux. Knock Knock est tout entier du côté de ses antagonistes, pourfendeuses insouciantes et désordonnées de tout ce que la société se fabrique de sens.
Là où l’on pouvait redouter une résurgence du discours puritain et misogyne véhiculé par maints thrillers américains issus du même moule (l’époux volage puni de son infidélité par l’objet de ses écarts), Roth adopte la démarche inverse.  Le film pourrait être sous-titré « La Bite de l’architecte », en référence à cet autre grand cinéaste postmoderne qu’est Peter Greenaway, tant l’action est centrée sur la virilité d’Ewan Webber, ou plus exactement sur son aptitude à en manifester les signes (les sculptures phalliques élaborées par son épouse suggèrent malicieusement que cette dernière lui a bel et bien confisqué ses attributs). Le piteux « héros » de Knock Knock (le choix de Keanu Reeves, ex-icône d’une virilité survitaminée dans Speed et Matrix, pour incarner un bobo amorphe, est particulièrement parlant) n’est nullement châtié de ses frasques, mais bien plutôt de son incapacité à les assumer, du déni qu’il opère de son appétit sexuel, et de son repli frileux dans la sphère lénifiante de l’institution conjugale. Il est significatif que la scène de Death Game où Seymour Cassel était exposé à un simulacre de procès pour « phallocratie » par ses tourmenteuses, soit ici remplacée par un « torture quizz » parodiant les jeux télévisés, où Ewan Webber doit avant tout répondre de sa tartuferie. Bel et Genesis se démarquent ainsi des inquisitrices féministes du film original pour s’imposer comme des ennemies de la malbaise.


Ayant dépassé les clivages de la lutte des sexes (au contraire de la détestable héroïne de Hard Candy, type même du prêche féministe le plus pesant) elles ne militent que pour l’antimilitantisme, le refus global des valeurs – qu’elles soient éthiques, sociales ou artistiques (voir leur saccage des sculptures de l’épouse d’Ewan). Témoins amusés de la déroute d’un monde prisonnier de ses leurres et de ses impostures, elles participent à sa déconfiture en contrefaisant ses signes. Leurs méfaits ne sont qu’une prestation tapageuse et ludique, une performance où elles adoptent tour à tour, avec une outrance hilare, les diverses figures – les divers « emplois », pour rester dans le lexique théâtral – et les divers codes de la féminité. Lolitas, ingénues, nymphomanes, filles abusées, épouses castratrices, elles jouent le jeu des masques avec une sorte de jubilation Camp, affirmant leur polymorphisme et leur mépris des identités stables.
Dans le paysage du cinéma horrifique américain contemporain, Knock Knock s’impose dès lors comme une exception : il est l’un des rares films abordant le postféminisme sous un angle fraternel. Sa remarquable conclusion, qui renvoie la victime à son inanité de marionnette sociale, et dévoile dans les artifices des bourrelles la seule expression d’authenticité, est un réjouissant témoignage des vertus critiques du cinéma de Roth.
Pour conclure, on n’a pas manqué d’apparenter Knock Knock au Funny Games de Michael Haneke. Les liens sont évidents entre ces deux films d’ « invasion domestique » où les antagonistes professent un même désaveu postmoderne de la sclérose idéologique de leur temps. Mais là où les agresseurs dépeints par le cinéaste autrichien torturent et tuent avec une détermination froide et presque résignée, les deux furies de Roth ne manifestent aucune volonté homicide (la mort de Louis, ami de l’épouse d’Ewan, est accidentelle, contrairement à celle de son homologue dans Death Game) et jouent pour la beauté du jeu, sans prétendre à une quelconque victoire. Roth démontre que postmodernisme n’est pas forcément synonyme de nihilisme ; on ne peut que lui en savoir gré.

mardi 27 octobre 2015

INVITATION ONLY (Jue Ming Pai Dui, Kevin Ko, 2009)




Qualifié de "premier slasher taïwanais" par le matériel publicitaire, mais relevant pleinement du « torture porn », Invitation Only se présente comme un repompage basique de la trilogie Hostel, et particulièrement de son dernier opus. Chauffeur particulier de riches entrepreneurs, Wade Chen (Bryant Chang) se voit offrir une invitation à une soirée privée par l'un de ses clients, le président Yang (Jerry Huang), en échange de son silence sur la liaison de ce dernier avec le top modèle Dana (Maria Ozawa). Se faisant passer pour le cousin de Yang, Wade découvre que la party, présidée par un certain Warren (Kristian Brodie), vise à récompenser de jeunes membres de la haute société en exauçant leur souhait le plus cher. Wade se lie avec les heureux élus, mais il s'avère que, tout comme lui, ils sont des imposteurs, et que le but de la soirée est de punir leur usurpation en les torturant devant un parterre de millionnaires.


L'intrigue, identique à celle des films d'Eli Roth (le déplacement touristique en moins), reprend le décorum théâtral de Hostel, Chapitre III. Comme chez Scott Spiegel, les protagonistes évoluent dans un univers de jeu, de poules mondaines (le personnage de Dana, confié à la star du porno japonais, Maria Ozawa) et de luxe clinquant. 

Kevin Ko met l'accent sur le thème des inégalités de classe, plus discret chez Roth et inexistant chez Spiegel, où victimes et bourreaux partageaient peu ou prou le même statut social. Ici, la lutte est d'autant plus âpre qu'elle est le fait des deux partis. Warren, l'ordonnateur du carnage, ne cherche pas seulement à sanctionner les prétentions d'une plèbe qu'il exècre, mais à se venger d'une expérience traumatisante : son enlèvement et l'assassinat de sa sœur par des demandeurs de rançon, lorsqu'il était enfant. Si les défavorisés et la classe moyenne lui inspirent tant d'aversion, c'est qu'il s'estime lui-même victime de leur dédain (alors qu'il s'apprête à torturer la jeune Hitomi [Julianne Chu], il la somme d'avouer qu'elle « méprise les riches »). Il inverse une rhétorique qui veut que le dénigrement soit essentiellement le fait des possédants, et se pose en victime d'une injuste dépréciation. Il donne à ses actes une valeur préventive autant que punitive et, en vrai paranoïaque, s'attaque à des individus peu menaçants. Wade n'aurait jamais songé, par exemple, à s'immiscer dans la haute société et à se faire passer pour le cousin de Yang sans l'incitation de ce dernier. Ses compagnons d'infortune, bien que plus enclins à la convoitise, n'ont ni l'habileté ni la détermination d'authentiques arrivistes. L'un d'eux se présente comme un jeune espoir politique, un autre comme un virtuose du piano, et Hitomi prétend diriger une banque, mais tous semblent mal à l'aise dans le monde qu'ils intègrent le temps d'une soirée (lorsqu'on lui propose d'exaucer son vœu le plus cher, Hitomi demande de retrouver son doudou !) Bien que les circonstances de leur présence ne nous soient pas révélées, il y a fort à parier qu'ils furent, comme Wade, victimes de rabatteurs profitant de leur jobardise.


Sorti de ce commentaire social amusant mais sommaire, le film décline son lot de scènes sanglantes d'une efficacité égale à celles de Hostel. La torture sexuelle y a sa part, comme souvent dans le cinéma d'horreur asiatique ; ainsi l'aspirant politicien, après avoir eu un œil crevé et les doigts tranchés, est-il électrocuté au moyen d'une pince crocodile accrochée à son sexe. La traditionnelle lacération d'un visage au scalpel, grand classique du gore depuis le précurseur Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1959), est suivie d'une application de gros sel sur les plaies, puis de l'agrafage d'un chiffon à même le crâne. Le supplice ne s'arrête pas là, la victime étant menacée d'une « liposuccion intégrale » avant que l'intervention de Wade n'interrompe la séance. 


Kevin Ko ajoute la souffrance animale aux charcutages humains : une souris (factice) est carbonisée pour tester l'efficacité de la torture électrique, et quelques plans répugnants nous montrent le lent écrasement d'un cancrelat qui s'enfuit en traînant derrière lui ses organes internes. Une scène où Wade prend la place du transporteur de cadavres et découvre l'une de ses amies dans l'entassement de restes sanglants, louche très lourdement vers Hostel
Comme cela se produit parfois, le moment le plus original du film est aussi le plus incongru : la poursuite entre un vieux pickup et une Ferrari flambant neuve. Contre toute logique, la guimbarde parvient à rattraper la voiture de course dans un tunnel situé en plein centre urbain, mais curieusement désert. Cette absence de circulation donne à la scène un caractère onirique bienvenu. 
Au final, Invitation Only n'est pas même une acclimatation des films d'Eli Roth à la culture orientale (ce qui ne serait que justice, après les nombreux remakes U.S. de films d'horreur japonais), mais un démarquage reprenant servilement les recettes américaines. 

lundi 19 octobre 2015

samedi 17 octobre 2015

CRITIQUE EXPRESS : THE DEATH FACTORY BLOODLETTING (Sean Tretta, 2008)



Malgré un matériel publicitaire évocateur du « torture porn », The Death Factory Bloodletting s'éloigne du sous-genre par son argument résolument fantastique et son absence de tortures. Cette suite d'une obscure série Z tournée en vidéo (Death Factory, Brad Sykes, 2002) en reprend la créature-vedette, une jeune femme victime d'une mutation causée par un produit chimique. Le film de Tretta s'annonce comme une réplique de Hostel, en nous présentant un groupe de pervers réunis dans un entrepôt pour assister à la mise à mort d'une inconnue. Mais il s'avère qu'ils ont été piégés par un émule de Charles Manson résolu à leur faire expier leurs péchés en les livrant en pâture à sa sœur, la mutante cannibale du film précédent.
Piochant à tous les râteliers, Tretta emprunte des éléments à différents succès de l'horreur contemporaine (les décors évoquent la franchise Saw ; la créature porte les gants de Freddy Krueger et se déplace comme les zombies de 28 jours plus tard) et fait de lourds clins d'œil à Rob Zombie et Quentin Tarantino (incrustation des noms des personnages lors de leur présentation ; arrêts sur images intempestifs). Dans sa volonté de brasser plusieurs thèmes dans l'air du temps, il mélange les intrigues sans se soucier d'aucune (le portrait de l'illuminé s'efface au profit de celui de l'héroïne cherchant à venger sa fille victime d'un pédophile ; le cas de la sœur mutante n'est jamais réellement expliqué), et intègre quelques twists frelatés qui n'étonnent personne. Certains détails se voulant audacieux ne provoquent que l'hilarité (l'héroïne cachant un revolver et ses munitions dans son vagin [!!!] ; le sérum mystérieux réparant les dommages corporels), et l'ensemble est aussi indigeste qu'une macédoine rance.

mercredi 7 octobre 2015

PENANCE (Jake Kennedy, 2009)


Penance est l'un des rares « torture porns » américains (relativement) mainstream faisant état de sévices sexuels. Bien que la libido ne soit jamais absente des motivations des bourreaux dans le sous-genre, elle est communément convertie en actes de violence physique, d'où la torture sexuelle est exclue. Celle-ci constituerait pour les tortionnaires un aveu de pulsions qu'ils refusent d'intégrer dans la sphère du conscient. Acquiescer à la divulgation du refoulé, lui donner une expression littérale, constitue une démarche que le cinéma d'horreur américain, toujours travaillé par un fond de puritanisme, s'autorise rarement. 


On ne s'étonnera pas que l'équation torture/sexe soit traitée par une production indépendante à petit budget destinée au marché du DVD. Des firmes comme Lionsgate ou Twisted Pictures, distributrices et productrices des franchises Saw et Hostel, sont trop soucieuses de ne pas outrepasser un certain seuil de respectabilité (et de viabilité commerciale) pour se risquer sur ce terrain sablonneux – n'oublions pas que Lionsgate est également distributrice de l'une des franchises les plus aseptisées du cinéma d'épouvante contemporain, la saga vampirique Twilight (2008-2012).
Parmi les quelques films américains abordant la torture à caractère sexuel, la trilogie August Underground (2001-2007), au budget de 2000 dollars, fut financée et distribuée par son réalisateur Fred Vogel dans des conditions quasi-amateures ; le
remarquable nf713 de China Hamilton (2009) est une micro-production plus proche de l'avant-garde que du cinéma d'horreur commercial ; The Girl Next Door (Gregory M. Wilson, 2007), distribué par les firmes Starz Media et Anchor Bay, pouvait s'appuyer sur la caution littéraire du best-seller de Jack Ketchum.
Comme ce dernier film, Penance lie la torture sexuelle à un rejet maladif du sexe : le tortionnaire se veut le défenseur d'une morale ultra-puritaine. Ce postulat permet aux auteurs de contourner la description d'une pratique purement jouissive des sévices sexuels. En se parant de vertus inquisitoriales (comme Jigsaw, et au contraire des sadiques des Hostel), le bourreau du film est censé n'éprouver aucune satisfaction érotique, puisque c'est précisément contre elle qu'il agit. Il est néanmoins évident que son rigorisme dissimule une sexualité perturbée, et que ses agissements relèvent de la compensation d'un refoulement.


Le scénario s'inspire librement de l'affaire du « Boucher de Bega », dont le triste héros, le gynécologue australien Graeme Reeves, pratiqua des mutilations sexuelles sur plusieurs de ses patientes. Rebaptisé Geeves (Graham McTavish), notre homme règne ici sur une prison secrète où il séquestre des stripteaseuses et des prostituées pour les punir de leurs péchés. Sa dernière détenue, Amelia (Marieh Delfino), s'est improvisée « effeuilleuse à domicile » pour payer les soins médicaux de son fils. Geeves la met à l'épreuve afin de tester son aptitude au rachat, et finit par procéder à son excision et à l'ablation de ses lèvres vaginales. Elle parvient à s'enfuir après avoir blessé Geeves et tué deux de ses complices.

Penance
évoque les W.I.P. des années 1970, particulièrement ceux tournés en Europe par le prolifique Jesus Franco. Le cadre de la prison secrète où des maniaques de l'ordre moral incarcèrent des femmes ayant « fauté », rappelle le très sombre House of Whipcord de Pete Walker (1974), mais Jake Kennedy ne montre ni la retenue ni le sens de l'angoisse propres à son aîné (et compatriote, Kennedy étant d'origine anglaise). L'insistance sur la torture sexuelle lie également le film à la nazisploitation, l'un des rares sous-genres horrifiques y recourant abondamment.
Contre toute vraisemblance, Kennedy donne à sa narration la forme du found footage, ce qui nous vaut des scènes hautement ridicules où Amelia – dont on se demande comment elle a pu conserver sa caméra – filme sa tentative d'évasion dans les couloirs de la prison, et s'attarde devant les portes des autres cellules pour converser avec les détenues. Le reste du métrage est composé de vidéos captées par son compagnon (qui la suit dans ses activités de stripteaseuse), puis par la gardienne de la prison, Eve (Alice Amter). 


Geeves tient pour sa part un journal filmé où il enregistre de longues péroraisons sur la purification des âmes, joue à la roulette russe, et finalement se castre dans ce qui constitue la séquence la plus grotesque du film. Après avoir pris un bain d'eau glacée (pour calmer ses ardeurs autant que pour soigner la maladie de peau dont il est atteint), il s'assoit devant la caméra, se tranche le sexe (hors-cadre), se recoud, puis entame un stupide monologue justificateur. Cette castration fait suite à l'opération d'Amelia, pratiquée sans anesthésie afin que la douleur lui permette de « libérer son esprit ». Ainsi la croisade anti-sexe de Geeves ne se limite-t-elle pas à la punition de femmes considérées comme luxurieuses, mais vise également à l'éradication du plaisir masculin à travers une dernière extase masochiste.




Là où Eli Roth faisait châtrer l'un de ses « méchants » par sa victime féminine (Hostel : Chapitre II), Kennedy laisse au sien l'initiative de cet acte, tant pour accroître notre conviction qu'il agit sous l'impulsion d'une sincère croyance en la nocivité du sexe, que pour couper court (c'est le cas de le dire) aux accusations de sexisme que Penance ne peut manquer de s'attirer. Hélas, la lourdeur de la démonstration et le jeu presque parodique de Graham McTavish, ruinent toute tentative de légitimation du contenu « exploitatif » du film. Il est impossible de prendre Penance pour une dénonciation de l'intégrisme religieux, non plus que pour son contraire, et ce malgré la parenté que Kennedy semble vouloir suggérer avec le film français Martyrs (Pascal Laugier, 2008), qui fit forte impression aux Etats-Unis. La fascination suspecte de Pascal Laugier pour un mysticisme saint-sulpicien misogyne et réactionnaire, qu'il fait mine de critiquer tout en se complaisant dans ses préceptes, est sans commune mesure avec les procédés roublards de Kennedy, qui mêle grossièrement pamphlet anti-religieux, puritanisme éventé et sadomasochisme de cartoon.


Guère plus concluante est la mise en correspondance des reality shows et du cinéma horrifique, amorcée dans les premières séquences. L'héroïne tourne en effet une vidéo lui permettant de postuler à une émission télévisée où elle compte gagner l'argent nécessaire aux soins de son fils. L'idée est délaissée dès qu'elle entame sa formation de stripteaseuse, comme si les auteurs avaient soudain mesuré qu'une telle réflexion était hors de leur portée.
Au final, la tentative du cinéaste d'intégrer le sexe à un sous-genre qualifié de pornographique (mais où les enjeux libidinaux demeurent souvent masqués) produit l'effet inverse : la torture sexuelle n'est présente dans Penance que comme un moyen d'éradication de la sexualité. Le film opère ainsi une démonstration littérale de l'un des principes fondamentaux du « torture porn » américain : atténuer l'expression de l'érotisme par l'emploi d'une violence compensatrice.


jeudi 1 octobre 2015

VILE (Taylor Sheridan, 2011)


Première réalisation d'un acteur de séries télévisées, Vile est une variation décomplexée sur les thèmes et l'imagerie de Saw 2.
Deux couples de campeurs prennent à bord de leur véhicule une fringante quadragénaire en panne de voiture. Promptement gazés par la cougar, ils se réveillent dans une maison décrépite où sont enfermées quatre autres personnes. Un message vidéo délivré par une femme inquiétante les informe que des petites fioles ont été implantées à la base de leurs crânes afin de récolter des composants chimiques fabriqués par le cerveau. Ces sécrétions, destinées à la confection d'une nouvelle drogue, ne sont produites que sous l'effet d'une douleur intense. Les prisonniers se voient donc contraints de s'entre-torturer jusqu'à ce que les fioles soient remplies. Pour ce faire, ils disposent d'un délai de vingt-deux heures, après lequel ils seront libérés – ou tués en cas d'échec. 


Bien que peu plausible, l'élément générateur des tortures s'avère original et particulièrement pervers. Comme dans Saw 2, le soin de se mutiler est laissé aux victimes (le générique, montrant le charcutage d'un homme par une chirurgienne, laisse néanmoins penser que les trafiquants n'hésitent pas à mettre occasionnellement la main à la pâte) ; mais la motivation des antagonistes, contrairement à celle de Jigsaw, est strictement lucrative. Pour les victimes, la liberté dépend de la douleur qu'ils consentiront à infliger et à subir.
Le scénario d'Erick Jay Beck1 et Rob Kowsaluk renchérit sur le nihilisme habituel au sous-genre, en démontrant la facilité avec laquelle tout individu consent à s'improviser bourreau, dès lors que son existence est en jeu. Les considérations sur les moyens de se tirer d'affaire autrement qu'en se martyrisant sont rapidement écourtées, et la question d'attendre l'écoulement du délai imparti pour affronter les instigateurs du piège est à peine évoquée. La plus ardente à entamer les festivités est Kelly (Stefanie Barboza), une virago à l'agressivité polymorphe, dont chaque proposition déborde d'égoïsme et de cynisme, sans pour autant susciter de réactions franchement hostiles chez ses compagnons. Elle ne sera rejetée par le groupe qu'après avoir tenté de poignarder Tony (Akeem Smith), qui avait coupé court à ses protestations en lui décochant un direct. Dans une scène d'une belle outrance, elle tranche involontairement la gorge de la fiancée de Tony en voulant échapper à la torture. Si elle est le personnage le plus négatif parmi les prisonniers (elle propose de sacrifier l'élément le plus faible, qu'elle avait préalablement torturé avec une belle énergie), il faut bien avouer que la patience de ses compagnons à son égard ne plaide guère en leur faveur.


Plus que par une intrigue rebattue, Vile surprend par son « incorrection politique ». La première victime, spontanément attaquée par les autres, est un Noir ; l'hystérique Kelly est une asiatique surnommée « Pinehead » (ananas) par l'un des protagonistes ; Greg (Rob Kirkland) se dit prêt à torturer les femmes, sans égard pour les « merdes féministes » qu'elles pourraient objecter. Du reste, les personnages les plus menaçants sont féminins, qu'il s'agisse de la cougar responsable des kidnappings, de la chirurgienne du générique, de l'ingérable Kelly, ou de la femme du message vidéo – brève mais mémorable interprétation de Maria Olsen, dont les traits inquiétants et le sourire forcé imposent un malaise plus profond que tous les effets gore du film (arrachage d'ongles et brûlures au fer à repasser sont certes impressionnants, mais moins spectaculaires que les débordements de la franchise Saw).


Vile se distingue enfin par le tour imprévu, aux confins du grotesque, qu'il donne au puritanisme traditionnel du « torture porn » américain. Une allusion de l'un des prisonniers nous apprend que les substances tant convoitées – l'adrénaline, l'ocytocine et la dopamine – ne sont pas seulement secrétées dans les moments de douleur mais aussi lors de l'activité sexuelle. Plutôt que de se torturer, il suffirait aux sept jeunes gens de faire l'amour pour remplir les fioles. Kelly écarte catégoriquement cette suggestion avec l'assentiment tacite du groupe, qui n'évoquera plus jamais la question. Le refus du sexe et son déplacement dans la violence pourraient difficilement être illustrés plus éloquemment, ni de façon plus délirante. Baiser est considéré sans détour comme plus avilissant que de mutiler ses semblables ; l'application et l'épreuve de la douleur sont des actes plus nobles que le don et la réception du plaisir. En d'autres termes, la performance sadomasochiste est posée comme le meilleur substitut de l'acte sexuel, et leur affinité est fallacieusement ignorée – Sam (Greg Cipes) insiste pour que ses organes génitaux soient épargnés par les supplices, ce que ses compagnons acceptent comme une évidence. Il faut dire que la notion de virilité est suffisamment malmenée tout au long de l'intrigue, pour que soit préservés ses attributs physiques. 
Vile offre un exemple supplémentaire de bannissement de la torture sexuelle dans le cinéma d'horreur américain mainstream (bien qu'étant une production indépendante, le film n'entre pas dans la catégorie underground), où elle ne peut s'exprimer que sous l'espèce du viol et de sa punition, au sein du sous-genre bien délimité qu'est le rape and revenge

1 Egalement interprète de l'un des protagonistes, Nick.


jeudi 24 septembre 2015

NOTES PRELIMINAIRES A L'ECRITURE DE "TORTURE PORN, L'HORREUR POSTMODERNE"


Quelques notions de base :


Le succès international de Saw et Hostel généra, outre des suites directes, une multitude de succédanés reprenant les thèmes et motifs visuels les plus identifiables des deux modèles. De cette floraison naquirent le « torture porn » et ses subdivisions.
Les mutilations et sévices commis sur des êtres humains par leurs semblables constituent le point d'intersection des films de James Wan et d'Eli Roth, qui se différencient dans leur traitement scénaristique et visuel du sujet, particulièrement dans l'évocation des conditions où la torture s'opère, et dans les intentions des tortionnaires. L'enlèvement et la captivité des victimes sont des facteurs communs aux deux œuvres, qui perdureront dans la plupart des films du sous-genre. Mais Wan et Roth les contextualisent chacun à sa façon.
Dans Saw, la captivité est associée aux notions de jeu, de test, de défi. L'action observe fréquemment une logique de jeu vidéo, en adéquation avec les visées du tueur dont l'une des formules fétiches est « Game over » (« Fin de la partie »). La surveillance par le biais d'une panoplie de caméras et de moniteurs est un autre motif important de la série, traduisant à la fois l'angoisse contemporaine face aux dérives du vidéo-flicage et à la perte d'intimité qu'elles induisent, et le voyeurisme de plus en plus marqué de notre société – encouragé par un exhibitionnisme non moins exponentiel.
Hostel
repose pour sa part sur une violence plus fruste et compulsive, une cruauté sans raffinements ni apprêts, assimilant les corps à de la matière saccageable à merci, de la marchandise anonyme et interchangeable.




Ces deux options donnèrent lieu, au sein du « torture porn », à des variations différenciées sur le thème de la captivité et de la torture. Certains films exploitèrent le filon de Saw en incluant dans leurs trames l'idée d'épreuve ou de charade, que les victimes sont contraintes de remporter ou d'élucider. On y retrouve parfois le processus éliminatoire amenant au décompte des « participants », un principe hérité des « Dix petits nègres » et cher aux suites du film de Wan. Enfin, les notions de rédemption, de réhabilitation, de rééducation, ainsi que les résidus d'une pensée fondamentaliste chez les antagonistes, sont d'autres récurrences du cycle post-Saw.
D'autres films reposent essentiellement, à l'image de Hostel, sur les avanies faites aux corps sans autre fin que la satisfaction des pulsions sadiques du tueur - ou, occasionnellement, avec un alibi médical farfelu rappelant le contexte, très sensible dans le film de Roth, des camps de la mort nazis.


samedi 19 septembre 2015

STEEL TRAP (Luis Camara, 2007)




L'un des premiers films à afficher d'évidentes similitudes avec Saw est d'origine allemande et ne fut distribué que trois ans après sa réalisation. Steel Trap fut tourné en 2004, soit un an après la mise en chantier du film de James Wan. Il est dès lors hasardeux d'affirmer que ses concepteurs capitalisèrent sciemment sur le succès de ce dernier. Tout au plus peut-on suspecter les distributeurs de s'être décidés à sortir du tiroir ce slasher au faible potentiel commercial, lorsqu'ils s'avisèrent de ses ressemblances avec Saw.
Nous y trouvons un groupe de personnages prisonniers d'un espace désaffecté et exposés aux pièges d'un tueur mystérieux dont les motivations leur (et nous) sont inconnues. Autres éléments communs aux deux films : les composantes ludiques de la machination ourdie par l'assassin (le déplacement des victimes est guidé par des charades), la présence envahissante d'écrans de surveillance, et le motif de la tête de cochon (masque utilisé par Jigsaw et ses acolytes).


L'action se déroule dans un immeuble où un réveillon de Nouvel An est organisé par une chaîne de télévision. Sept invités sont conviés par de mystérieux SMS à rejoindre le vingt-septième étage, où une soirée privée leur est réservée. Le groupe est composé d'un chanteur de rock, d'une chargée de programme, de la présentatrice d'une émission culinaire, d'un couple en conflit, d'un macho et d'une jolie blonde. Sur place, ils découvrent des cartons d'invitation leur attribuant des qualificatifs lapidaires (le macho est traité de « cochon », la chargée de programme de « double face », etc.), ainsi que des charades les orientant vers la sortie de l'étage où ils sont désormais enfermés. Pris en chasse par un tueur masqué de noir, ils trouvent la mort dans des conditions conformes aux défauts qui leur sont reprochés : le « cochon » est saigné à blanc et affublé d'un groin de porc, « double face » a le visage divisé en deux par une hache, une femme accusée d'insensibilité a le torse ouvert à la scie circulaire et le cœur arraché. L'organisatrice de ce piège s'avère être la présentatrice, désireuse de se venger des personnes l'ayant méprisée dans son enfance. Elle tue le dernier survivant après lui avoir révélé son identité, et élimine son complice, le tueur masqué, qui n'était autre que l'un de ses fans.


Steel Trap présente tous les ingrédients du slasher classique : crimes perpétrés durant un jour festif (Halloween, le 1er avril, la veille de Noël ou la Saint Valentin), vengeance d'un personnage brimé, caractérisation clichéique des victimes, élimination progressive de celles-ci, coup de théâtre final. Comme il se doit, l'assassin est l'un des membres du groupe menacé ; les meurtres sanctionnent des individus aux comportements répréhensibles, et les griefs du tueur sont ridiculement disproportionnés à sa fureur vengeresse.
A bien y regarder, le film est moins un « torture porn » qu'un revival des psycho-killers des années 1980, agrémenté d'emprunts au giallo (le look du tueur ; les éclairages bleutés) et à quelques œuvres plus contemporaines, comme Cube. En ce sens, il s'inscrit bien dans la lignée du premier Saw, qui définit l'imagerie du sous-genre sans en relever complètement (sur l'appartenance relative de Saw au « torture porn », voir la chapitre II de « Torture Porn : L'horreur postmoderne »). Il possède la même esthétique à la fois pénombreuse et glacée (beaucoup de scènes se déroulent dans des corridors et de grandes pièces vides, en particulier une cuisine carrelée de blanc, rappelant – en plus propre – la salle de bain de Saw), et abuse lui aussi du jump cut et des accélérés.


La légère originalité du film tient au profil de sa tueuse, Kathy (médiocrement interprétée par Georgia Mackenzie), véhiculant une image archétypale de la femme au foyer (son émission culinaire est extrêmement populaire à la télévision), et dont la vengeance, somme toute mesquine, se rapporte aux frustrations propres à la ménagère de la classe moyenne. Jalouse des femmes séduisantes et mieux classées professionnellement, détestant les hommes parce qu'ils la dédaignaient lorsqu'elle était une gamine obèse, mais méprisant ceux qui l'idolâtrent aujourd'hui pour sa célébrité, elle utilise les corps de ses ennemis/victimes comme ingrédients dans des recettes reprises de son show télévisé. Malgré son tempérament vindicatif, elle ne parvient pas à hausser son inspiration criminelle au-delà du triste horizon des fourneaux. Elle demeure ainsi piégée dans le rôle peu gratifiant qui lui fut assigné à l'âge adulte, et dans les ressentiments d'une enfance mal digérée. 


Le personnage pourrait être attachant si les auteurs s'étaient appliqués à le développer, au lieu d'attendre la séquence finale pour dévoiler sa vraie nature, par souci de fournir le twist obligatoire. Kathy explique alors les raisons de sa vengeance au dernier survivant, tout en rejouant pour lui son émission télévisée, avec des sourires de commande et en brandissant un carton de « chauffeur de salle » (« Applaudissez ! »). 
Ces dernières minutes font basculer le film dans la parodie Camp et lui donnent un parfum de hagsploitation imprévu – bien que Kathy n'ait pas l'âge requis pour entrer dans cette catégorie de films, son infantilisme prolongé et son association au stéréotype de la parfaite ménagère américaine l'apparentent à la Serial Mother de John Waters.


L'âge des victimes est un autre élément qui distingue Steel Trap des slashers traditionnels. Au lieu des habituels teenagers à la libido débridée, Cámara met en scène de solides trentenaires, ayant depuis longtemps rompu avec les émois de l'adolescence. La fixation de Kathy sur ses (mauvais) souvenirs d'enfance contraste avec le peu de cas que ses anciens camarades font de leur passé commun (aucun d'eux ne la reconnaît), et cette indifférence envers leur jeunesse constitue peut-être à ses yeux un autre motif de vengeance.
Ces pistes ne sont néanmoins que timidement explorées, et le film, bien que distrayant, ne quitte jamais le terrain balisé du thriller horrifique référentiel.

jeudi 17 septembre 2015

BREATHING ROOM (John Suit, Gabriel Cowan, 2008)




L'un des repompages les plus éhontés de Saw, Breathing Room emprisonne quatorze personnes dans une vaste pièce où elles doivent découvrir la raison de leur enfermement – et le moyen de s'enfuir. Observés par un maître du jeu qui leur délivre des messages par vidéo-projection, ces participants involontaires à une expérience nébuleuse sont tués l'un après l'autre lorsque s'éteignent les lumières de leur geôle. Des colliers envoyant des décharges électriques garantit leur respect des règles imposées par le surveillant. Ce dernier les informe qu'un violeur, un pédophile et un tueur en série se trouvent parmi eux, ce qui accroît le climat de suspicion entre les détenus. Lorsqu'il ne reste que deux personnes en vie, nous apprenons – sans réelle surprise – que l'une d'elles est complice de l'expérience, en l'occurrence le numéro 14, Tonya (Ailsa Marshall), dont l'entrée dans le « jeu » ouvrait le film. Elle quitte la pièce après avoir tué le dernier survivant, et s'apprête à renouveler l'expérience avec d'autres cobayes.


Les questionnements kafkaïens propres aux films d'incarcération du type Cube et Saw – « Pourquoi sommes-nous détenus ? Qu'attend-on de nous ? » – trouvent ici une non-résolution particulièrement frustrante, tant pour les protagonistes que pour les spectateurs. Suits et Cowan éludent toute explication quant à la nature de l'expérience dont les prisonniers sont les sujets ; ils ne révèlent pas davantage qui en est le commanditaire (l'état ou un organisme indépendant ?). Loin d'entretenir une angoisse métaphysique, cette irrésolution laisse la fâcheuse impression que les auteurs ne savent comment justifier leur idée de base.
La procédure du « jeu » est elle-même nébuleuse : quelle en est la finalité, quels en sont les enjeux ? L'importance de l'observance des règles est rappelée avec insistance, mais ces règles ne sont jamais formulées clairement et ne correspondent à aucune stratégie définie. Le maître du jeu indique que seules les personnes ne portant pas de collier électronique peuvent agir à leur guise sans s'exposer à des pénalités ; mais quand le numéro 0, Robert (Steve Cembrinski), est libéré de son collier, il n'en est pas moins égorgé après avoir élaboré un plan de fuite. Du reste, ceux qui obéissent aux règles sont également éliminés.


L'usure d'un sujet traité une vingtaine de fois à l'écran depuis Cube (et presque autant auparavant) pouvait être compensée par un traitement imaginatif. Elle est ici soulignée par un total désintérêt envers les implications de la situation, une paresse scénaristique qui confine au je-m'en-foutisme. Les incohérences foisonnent : ainsi lorsque Tonya, seule dans la salle d'eau, découvre dans son sac un dictaphone, une demi-clé et une photo d'elle-même, son étonnement est totalement injustifié : complice de l'expérience, elle n'a aucune raison de simuler la surprise, puisque personne ne l'observe.


Les références appuyées à Cube et à Saw (les indices sibyllins ; la méfiance des personnages entre eux ; les interventions vidéo du maître du jeu), ainsi qu'au Battle Royale de Kinji Fukasaku (les colliers électroniques), ne font que trahir l'indigence du projet, sans former une structure narrative solide. Tout aussi plaquées et attendues sont les allusions aux persécutions juives et aux tensions raciales (la prisonnière n°4 est une rescapée de la Shoah ; les numéros 10 et 13 sont afro-américains) ; elles ne dépassent pas le stade de l'anecdote et n'ont jamais la résonance qu'Eli Roth sut leur donner, sans les citer nommément, dans les deux premiers Hostel. L'ignorance où nous sommes des tenants et aboutissants de l'expérience rend illisible le personnage de Tonya, fausse héroïne et traitresse arbitraire. Elle cristallise néanmoins, comme le souligne Steve Jones, deux des enjeux majeurs du « torture porn » : la réversibilité des rôles d'oppresseur et d'opprimé, et le dépassement de la dichotomie victime/bourreau 1.

1 Steve Jones, Torture Porn, Popular Horror After Saw, Palgrave Macmillan, 2013, p.85.

mercredi 2 septembre 2015

SENSELESS (Simon Hynd, 2008)



Le britannique Senseless s'impose comme une œuvre puissante et profondément perturbante, explorant avec rigueur les implications psychologiques, politiques et sociales de la captivité de son héros. Celui-ci, Eliott Gast (Jason Behr), est un businessman américain kidnappé par un groupe d'agitateurs politiques durant un voyage d'affaires en Ecosse. Enfermé dans un appartement, il est filmé en permanence par des caméras qui diffusent sur le web les images de sa détention. Ses ravisseurs veulent en faire un exemple de leur lutte contre l'impérialisme américain, dont ils l'accusent d'être l'un des suppôts. En guise de châtiment, ils s'emploient à le priver de ses cinq sens au moyen de diverses tortures. L'interruption de son calvaire dépend du nombre d'internautes connectés au site qui le retransmet. Une baisse massive de la fréquentation, témoignant de la réprobation du public pour la cause des ravisseurs, entrainerait la libération d'Eliott. C'est l'inverse qui se produit, et le jeune homme subira jusqu'au bout son martyre sous les yeux d'un public sans cesse croissant.


Adaptation d'un roman de l'américain Stona Fitch1, Senseless est un cas rare dans le panorama du « torture porn », qui repose essentiellement sur des scénarios originaux2. Nombre de ceux-ci ont donné des œuvres solidement construites et d'une indéniable qualité narrative (Hostel; The Human Centipede et sa première suite ; The Loved Ones ; A Serbian Film), et il serait excessif d'attribuer la réussite de Senseless à son origine littéraire. Le film possède néanmoins une vertu peu répandue au sein du sous-genre : l'exploitation rigoureuse de son postulat, à laquelle la forme romanesque originale n'est sans doute pas étrangère. 
Les intentions du réalisateur Simon Hynd sont transparentes : faire un film d'horreur auto-réflexif, « demandant aux gens qui regardent des films comme Hostel et Saw pourquoi ils y prennent plaisir. Il s'agit de s'emparer des conventions et de les déboîter »3. Le roman de Fitch ajoute à ce projet une dimension politique plus marquée que dans les autres « torture porns ». L'écrivain eut l'idée de son livre lorsque, résidant à Anvers, il mesura l'ampleur du sentiment anti-américain en Europe ; il admet également que les harangues du tortionnaire en chef, Blackbeard (Joe Ferrara), recoupent certaines sentences d'Oussama Bel Laden. « L'épreuve de Gast eut un terrible parallèle avec la mise en ligne de la décapitation de Daniel Pearl, ajoute-t-il. Les groupes anti-globalisation et anti-Etats-Unis – qui commençaient tout juste à apparaître quand j'ai écrit « Senseless » – prirent de l'importance peu de temps après »4.


Le rejet que l'interventionnisme et l'impérialisme américains suscitaient à travers le monde engendra une inquiétude étasunienne qui s'exprimait de façon latente dans Hostel, et que Senseless aborde sans détours. Pour Blackbeard et ses amis, l'Amérique d'aujourd'hui est aussi assoiffée de conquête et de domination économique que l'Angleterre de la reine Victoria ; la seule différence est que « son empire est caché. Ses batailles n'ont pas lieu à découvert sur les mers, mais à travers le mouvement d'énormes sommes d'argent » (dixit Blackbeard). 
Le choix d'Eliott Gast en tant que victime expiatoire est très vite dénoncé comme arbitraire par l'intéressé. Sa qualité d'homme d'affaires opérant d'obscures tractations au nom de son pays ne fait de lui qu'un infime rouage du système dénoncé par ses kidnappeurs. A quoi Blackbeard lui rétorque que Gast n'a pas à en juger : « Vous avez fait vos choix, vous devez en accepter les conséquences ». Cette remarque, faisant suite à l'observation que Gast n'est « pas détenu, mais puni », met l'accent sur les résonances morales de l'opération menée par le groupe anonyme. Conjointement à l'idéologie d'une nation, ce sont les choix et les agissements d'un individu qui font l'objet d'une évaluation à finalité punitive. On retrouve ici la démarche d'un Jigsaw, se vengeant de ce qu'il estime être la dérive de l'humanité sur des spécimens isolés, au nom d'une éthique personnelle, et avec une bonne dose d'arbitraire.


La dimension morale du châtiment est corroborée par sa nature même : Gast sera privé de ses cinq sens parce qu'il est considéré comme un jouisseur, à l'instar de ses compatriotes et de son pays. Les grandes revendications politiques de Blackbeard dissimulent mal une condamnation du plaisir sous toutes ses formes, à travers tous ses modes d'obtention. Gast aura successivement la langue brûlée au fer à repasser, les narines cautérisées, la surface des mains râpée et enduite d'une résine corrodante, le conduit auditif percé jusqu'au nerf, enfin l'œil arraché avec une petite cuillère. Des supplices dignes de l'Inquisition, affectant moins ce qui détermine la conscience sociale et idéologique de l'homme que la source de son appréhension physique du monde, les agents de la volupté. Difficile de ne pas percevoir dans ces tortures presque médiévales l'exercice d'un puritanisme radical, qui, s'il rejoint dans une large mesure le fanatisme des extrémistes religieux que Hynd et Fitch identifient à Blackbeard et à ses comparses, n'est pas étranger à l'Amérique elle-même.


Ce rapprochement trouve un prolongement dans la connexion opérée par les auteurs entre les supplices endurés par Gast et un acte répréhensible qu'il commit dans son enfance. Agé d'une dizaine d'années, il vendit des soldats de plomb à un jeune garçon Noir, en profitant de sa cécité pour le tromper sur la somme d'argent reçue. On peut voir dans cet acte le germe des tractations douteuses auxquelles il se livrera à l'âge adulte – c'est dans cette optique que Gast se le remémore. 
Pourtant, cet épisode traumatique (son père l'obligea à présenter à tout le voisinage des excuses « pour ses péchés envers son pays et sa race »), réactivé par sa situation actuelle, semble mal proportionné aux reproches dont il fait l'objet. Au reste, la symétrie établie par les auteurs entre cet événement passé et les circonstances présentes assimile Blackbeard et sa bande au père punisseur. Autrement dit, les activistes anti-américains souscrivent au paternalisme rigoureux et typiquement américain évoqué dans le flashback. Loin de tout manichéisme, Simon Hynd suggère ainsi le lien entre deux idéologies a priori antagonistes. Les « méchants » de son film (les activistes) et le système économico-politique que notre sympathie pour Gast nous inclinerait à absoudre, sont renvoyés dos à dos. Le néolibéralisme impérialiste américain est justement présenté par le cinéaste – tout comme l'extrémisme de Blackbeard – comme une émanation du paternalisme et du patriarcat, une force coercitive reposant sur la prétendue autorité (dogmatique et punitive) d'une élite auto-proclamée.


Pour Hynd et le romancier qu'il adapte, les méfaits de ce système ont transmis à notre société une maladie dont les internautes qui suivent quotidiennement le calvaire de Gast – et Gast lui-même – portent les stigmates. Parfait rejeton de la « société du spectacle » dénoncée par Guy Debord5, Gast est d'abord prisonnier de l'univers spéculatif dans lequel il s'ébat, et dont son style de vie (son standing) constitue la façade attrayante. Son enfermement et son exposition forcée aux caméras ne font que manifester concrètement son aliénation et son statut d'homme-spectacle au sein du monde capitaliste. 
Face à lui, les voyeurs connectés au site internet diffusant les images de son supplice sont d'autres produits du néolibéralisme, d'autres aliénés niant leur aliénation en consommant des images qui les entretiennent dans l'illusion de la détention du pouvoir et de la jouissance d'un privilège. Semblables aux spectateurs de Hostel : Part III, ils occupent (à moindre frais) les premières loges d'un théâtre de la cruauté où l'être humain est chosifié. La seule différence (et la grande ironie de leur situation) est qu'ils croient assister, à travers les souffrances de Gast, au châtiment d'un système blâmable, tout en participant pleinement à ce dernier, par leur statut de public subjugué.


« Les gens sont fascinés par la peine et la souffrance, tant que ce ne sont pas les leurs »
, observe Blackbeard lorsque son prisonnier s'insurge de l'assiduité des internautes. Un constat qui, repris sur un mode moins laconique, fournit l'argument central des adversaires du cinéma d'horreur et du « torture porn » – on notera qu'il fait écho à l'intention déjà signalée de Simon Hynd de « demand[er] aux gens qui regardent des films comme Hostel et Saw pourquoi ils y prennent plaisir ». 
A la lumière du discours politique sous-tendant le scénario et du parallélisme encouragé par le cinéaste entre les internautes du film et les spectateurs que nous sommes, il semble bien que sa démarche soit elle aussi critique du genre. Cette réflexion, présentée avec cohérence, fait néanmoins (et comme souvent) abstraction d'une différence essentielle entre les témoins volontaires des souffrances de Gast et le public du « torture porn » : les premiers savent qu'ils assistent en direct à des faits réels, le second est conscient qu'il est le spectateur d'une fiction. Les excès du « torture porn » – sa représentation d'une violence simulée et souvent irréaliste – conduisent le spectateur à se libérer de l'illusion de vraisemblance qui fournit à tout spectacle son plus puissant outil d'implication et de manipulation. La violence du sous-genre, certes impliquante sur un plan viscéral, provoque parallèlement, de par son outrance même, une distanciation effective (parfois par réflexe protecteur : le spectateur, pour dominer son émotion, se concentre sur l'idée que « ce n'est qu'un film »). En d'autres termes, le sous-genre, parce qu'il fait appel à l'insoutenable sous sa forme la plus radicale (la torture, les mutilations), contraint le public à suspendre partiellement sa crédulité et son investissement affectif ; il s'avère en cela particulièrement destructeur du pouvoir captieux du spectacle.


Aussi abouti soit-il, Senseless n'évite donc ni les contresens, ni la tentation moraliste propre à certaines œuvres du genre. Une tentation que Simon Hynd trahit d'ailleurs en interview lorsqu'il déclare que le défi posé à son héros est de « se confronter à certaines des mauvaises choses qu'il a faites dans sa vie et à ce que sa vie sera après cette expérience »6. L'on croit entendre l'un des sermons adressés par Jigsaw à ses victimes. Au fond, cette déclaration ne diffère guère des arguments fournis par Blackbeard pour justifier ses actes ; elle participe de la démarche faussement réhabilitatrice et foncièrement correctionnelle que le film entend dénoncer.
Plus maîtrisée se révèle l'approche de l'homosexualité et des rapports de sexe que Hynd opère en filigrane de l'action. Le sadisme de Blackbeard, comme celui du tortionnaire hollandais de Hostel, dont il partage la diction onctueuse et le goût pour les aphorismes, nous est discrètement indiqué comme la forme compensatoire d'une homosexualité refoulée. Lorsqu'il félicite Gast pour le choix de ses cigarettes, son « Vous avez très bon goût », accompagné d'un regard appréciateur, présente un double sens manifeste. Plus tard, sa réplique rageuse après une altercation avec son prisonnier – « Je devrais vous enculer à mort ! » – dissipe toute ambiguïté. Hynd pose ici la négation du désir homosexuel comme l'un des moteurs de la violence masculine et de l'idéologie qui la justifie.


L'unique figure féminine du film, Nim (Emma Catherwood), porte-parole des activistes auprès de Gast et infirmière occasionnelle, apparaît quant à elle comme la victime consentante de la domination mâle, dédiée à leur cause mais potentiellement accessible à la compassion. Hynd nous maintient dans l'attente de son revirement idéologique, sans que celui-ci ne soit justifié autrement que par son attirance pour Gast (ce qui constitue un motif un peu court). Le cerveau lavé par la doctrine de ses compagnons, elle occupe auprès d'eux une position subalterne et se voit assigner des tâches conformes aux attributions de son sexe : les soins physiques, le réconfort moral, la séduction. Significativement, alors que les autres membres du groupes ont les visages dissimulés (masques d'extra-terrestres pour les exécutants ; loup noir pour Blackbeard), elle ne porte qu'un voile cachant imparfaitement ses traits et la rendant plus désirable que menaçante. Sa féminité limite son droit à l'anonymat et la cantonne à des fonctions quasi-domestiques, dont elle semble s'accommoder.
Elle commettra l'imprudence de révéler son prénom à Gast, qui le clamera dans un moment de désespoir, la désignant ainsi à de possibles recherches policières. Giflée par Blackbeard, elle l'abat lorsque Gast arrache le masque de ce dernier dans une empoignade – elle commet là un acte de pure vengeance, que la perte du masque ne justifie aucunement. Ayant pris sa revanche sur son mentor, elle ne rejettera pas pour autant ses préceptes, et poursuivra son œuvre contre toute attente, en condamnant Gast à l'énucléation. Si cette castration symbolique, succédant au meurtre de Blackbeard, achève le renversement de l'hégémonie masculine, elle confirme également l'assujettissement de Nim à l'idéologie prônée par ce pouvoir, et ajoute doublement au pessimisme du film. Un pessimisme que le finale ne dissipe pas : ayant perdu un œil et privé de ses autres sens, Gast recouvre finalement la liberté sans que son expérience ait produit d'autre effet que d'en faire la vedette du jour, portée en héros sur les épaules de ceux-là mêmes qui scrutèrent quotidiennement ses souffrances.

1 Edité en France sous le titre « Sens interdits », Calmann-Levy, 2002 ; Le Livre de poche, 2004.
2 Jack Ketchum est un autre exemple peu courant de romancier ayant inspiré le sous-genre.
4 Stona Fitch, entretien sur le site BooksfromScotland.com, <http://www.booksfromscotland.com/Authors/Stona-Fitch>.
5 Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet/Chastel, 1967.