mercredi 2 septembre 2015

SENSELESS (Simon Hynd, 2008)



Le britannique Senseless s'impose comme une œuvre puissante et profondément perturbante, explorant avec rigueur les implications psychologiques, politiques et sociales de la captivité de son héros. Celui-ci, Eliott Gast (Jason Behr), est un businessman américain kidnappé par un groupe d'agitateurs politiques durant un voyage d'affaires en Ecosse. Enfermé dans un appartement, il est filmé en permanence par des caméras qui diffusent sur le web les images de sa détention. Ses ravisseurs veulent en faire un exemple de leur lutte contre l'impérialisme américain, dont ils l'accusent d'être l'un des suppôts. En guise de châtiment, ils s'emploient à le priver de ses cinq sens au moyen de diverses tortures. L'interruption de son calvaire dépend du nombre d'internautes connectés au site qui le retransmet. Une baisse massive de la fréquentation, témoignant de la réprobation du public pour la cause des ravisseurs, entrainerait la libération d'Eliott. C'est l'inverse qui se produit, et le jeune homme subira jusqu'au bout son martyre sous les yeux d'un public sans cesse croissant.


Adaptation d'un roman de l'américain Stona Fitch1, Senseless est un cas rare dans le panorama du « torture porn », qui repose essentiellement sur des scénarios originaux2. Nombre de ceux-ci ont donné des œuvres solidement construites et d'une indéniable qualité narrative (Hostel; The Human Centipede et sa première suite ; The Loved Ones ; A Serbian Film), et il serait excessif d'attribuer la réussite de Senseless à son origine littéraire. Le film possède néanmoins une vertu peu répandue au sein du sous-genre : l'exploitation rigoureuse de son postulat, à laquelle la forme romanesque originale n'est sans doute pas étrangère. 
Les intentions du réalisateur Simon Hynd sont transparentes : faire un film d'horreur auto-réflexif, « demandant aux gens qui regardent des films comme Hostel et Saw pourquoi ils y prennent plaisir. Il s'agit de s'emparer des conventions et de les déboîter »3. Le roman de Fitch ajoute à ce projet une dimension politique plus marquée que dans les autres « torture porns ». L'écrivain eut l'idée de son livre lorsque, résidant à Anvers, il mesura l'ampleur du sentiment anti-américain en Europe ; il admet également que les harangues du tortionnaire en chef, Blackbeard (Joe Ferrara), recoupent certaines sentences d'Oussama Bel Laden. « L'épreuve de Gast eut un terrible parallèle avec la mise en ligne de la décapitation de Daniel Pearl, ajoute-t-il. Les groupes anti-globalisation et anti-Etats-Unis – qui commençaient tout juste à apparaître quand j'ai écrit « Senseless » – prirent de l'importance peu de temps après »4.


Le rejet que l'interventionnisme et l'impérialisme américains suscitaient à travers le monde engendra une inquiétude étasunienne qui s'exprimait de façon latente dans Hostel, et que Senseless aborde sans détours. Pour Blackbeard et ses amis, l'Amérique d'aujourd'hui est aussi assoiffée de conquête et de domination économique que l'Angleterre de la reine Victoria ; la seule différence est que « son empire est caché. Ses batailles n'ont pas lieu à découvert sur les mers, mais à travers le mouvement d'énormes sommes d'argent » (dixit Blackbeard). 
Le choix d'Eliott Gast en tant que victime expiatoire est très vite dénoncé comme arbitraire par l'intéressé. Sa qualité d'homme d'affaires opérant d'obscures tractations au nom de son pays ne fait de lui qu'un infime rouage du système dénoncé par ses kidnappeurs. A quoi Blackbeard lui rétorque que Gast n'a pas à en juger : « Vous avez fait vos choix, vous devez en accepter les conséquences ». Cette remarque, faisant suite à l'observation que Gast n'est « pas détenu, mais puni », met l'accent sur les résonances morales de l'opération menée par le groupe anonyme. Conjointement à l'idéologie d'une nation, ce sont les choix et les agissements d'un individu qui font l'objet d'une évaluation à finalité punitive. On retrouve ici la démarche d'un Jigsaw, se vengeant de ce qu'il estime être la dérive de l'humanité sur des spécimens isolés, au nom d'une éthique personnelle, et avec une bonne dose d'arbitraire.


La dimension morale du châtiment est corroborée par sa nature même : Gast sera privé de ses cinq sens parce qu'il est considéré comme un jouisseur, à l'instar de ses compatriotes et de son pays. Les grandes revendications politiques de Blackbeard dissimulent mal une condamnation du plaisir sous toutes ses formes, à travers tous ses modes d'obtention. Gast aura successivement la langue brûlée au fer à repasser, les narines cautérisées, la surface des mains râpée et enduite d'une résine corrodante, le conduit auditif percé jusqu'au nerf, enfin l'œil arraché avec une petite cuillère. Des supplices dignes de l'Inquisition, affectant moins ce qui détermine la conscience sociale et idéologique de l'homme que la source de son appréhension physique du monde, les agents de la volupté. Difficile de ne pas percevoir dans ces tortures presque médiévales l'exercice d'un puritanisme radical, qui, s'il rejoint dans une large mesure le fanatisme des extrémistes religieux que Hynd et Fitch identifient à Blackbeard et à ses comparses, n'est pas étranger à l'Amérique elle-même.


Ce rapprochement trouve un prolongement dans la connexion opérée par les auteurs entre les supplices endurés par Gast et un acte répréhensible qu'il commit dans son enfance. Agé d'une dizaine d'années, il vendit des soldats de plomb à un jeune garçon Noir, en profitant de sa cécité pour le tromper sur la somme d'argent reçue. On peut voir dans cet acte le germe des tractations douteuses auxquelles il se livrera à l'âge adulte – c'est dans cette optique que Gast se le remémore. 
Pourtant, cet épisode traumatique (son père l'obligea à présenter à tout le voisinage des excuses « pour ses péchés envers son pays et sa race »), réactivé par sa situation actuelle, semble mal proportionné aux reproches dont il fait l'objet. Au reste, la symétrie établie par les auteurs entre cet événement passé et les circonstances présentes assimile Blackbeard et sa bande au père punisseur. Autrement dit, les activistes anti-américains souscrivent au paternalisme rigoureux et typiquement américain évoqué dans le flashback. Loin de tout manichéisme, Simon Hynd suggère ainsi le lien entre deux idéologies a priori antagonistes. Les « méchants » de son film (les activistes) et le système économico-politique que notre sympathie pour Gast nous inclinerait à absoudre, sont renvoyés dos à dos. Le néolibéralisme impérialiste américain est justement présenté par le cinéaste – tout comme l'extrémisme de Blackbeard – comme une émanation du paternalisme et du patriarcat, une force coercitive reposant sur la prétendue autorité (dogmatique et punitive) d'une élite auto-proclamée.


Pour Hynd et le romancier qu'il adapte, les méfaits de ce système ont transmis à notre société une maladie dont les internautes qui suivent quotidiennement le calvaire de Gast – et Gast lui-même – portent les stigmates. Parfait rejeton de la « société du spectacle » dénoncée par Guy Debord5, Gast est d'abord prisonnier de l'univers spéculatif dans lequel il s'ébat, et dont son style de vie (son standing) constitue la façade attrayante. Son enfermement et son exposition forcée aux caméras ne font que manifester concrètement son aliénation et son statut d'homme-spectacle au sein du monde capitaliste. 
Face à lui, les voyeurs connectés au site internet diffusant les images de son supplice sont d'autres produits du néolibéralisme, d'autres aliénés niant leur aliénation en consommant des images qui les entretiennent dans l'illusion de la détention du pouvoir et de la jouissance d'un privilège. Semblables aux spectateurs de Hostel : Part III, ils occupent (à moindre frais) les premières loges d'un théâtre de la cruauté où l'être humain est chosifié. La seule différence (et la grande ironie de leur situation) est qu'ils croient assister, à travers les souffrances de Gast, au châtiment d'un système blâmable, tout en participant pleinement à ce dernier, par leur statut de public subjugué.


« Les gens sont fascinés par la peine et la souffrance, tant que ce ne sont pas les leurs »
, observe Blackbeard lorsque son prisonnier s'insurge de l'assiduité des internautes. Un constat qui, repris sur un mode moins laconique, fournit l'argument central des adversaires du cinéma d'horreur et du « torture porn » – on notera qu'il fait écho à l'intention déjà signalée de Simon Hynd de « demand[er] aux gens qui regardent des films comme Hostel et Saw pourquoi ils y prennent plaisir ». 
A la lumière du discours politique sous-tendant le scénario et du parallélisme encouragé par le cinéaste entre les internautes du film et les spectateurs que nous sommes, il semble bien que sa démarche soit elle aussi critique du genre. Cette réflexion, présentée avec cohérence, fait néanmoins (et comme souvent) abstraction d'une différence essentielle entre les témoins volontaires des souffrances de Gast et le public du « torture porn » : les premiers savent qu'ils assistent en direct à des faits réels, le second est conscient qu'il est le spectateur d'une fiction. Les excès du « torture porn » – sa représentation d'une violence simulée et souvent irréaliste – conduisent le spectateur à se libérer de l'illusion de vraisemblance qui fournit à tout spectacle son plus puissant outil d'implication et de manipulation. La violence du sous-genre, certes impliquante sur un plan viscéral, provoque parallèlement, de par son outrance même, une distanciation effective (parfois par réflexe protecteur : le spectateur, pour dominer son émotion, se concentre sur l'idée que « ce n'est qu'un film »). En d'autres termes, le sous-genre, parce qu'il fait appel à l'insoutenable sous sa forme la plus radicale (la torture, les mutilations), contraint le public à suspendre partiellement sa crédulité et son investissement affectif ; il s'avère en cela particulièrement destructeur du pouvoir captieux du spectacle.


Aussi abouti soit-il, Senseless n'évite donc ni les contresens, ni la tentation moraliste propre à certaines œuvres du genre. Une tentation que Simon Hynd trahit d'ailleurs en interview lorsqu'il déclare que le défi posé à son héros est de « se confronter à certaines des mauvaises choses qu'il a faites dans sa vie et à ce que sa vie sera après cette expérience »6. L'on croit entendre l'un des sermons adressés par Jigsaw à ses victimes. Au fond, cette déclaration ne diffère guère des arguments fournis par Blackbeard pour justifier ses actes ; elle participe de la démarche faussement réhabilitatrice et foncièrement correctionnelle que le film entend dénoncer.
Plus maîtrisée se révèle l'approche de l'homosexualité et des rapports de sexe que Hynd opère en filigrane de l'action. Le sadisme de Blackbeard, comme celui du tortionnaire hollandais de Hostel, dont il partage la diction onctueuse et le goût pour les aphorismes, nous est discrètement indiqué comme la forme compensatoire d'une homosexualité refoulée. Lorsqu'il félicite Gast pour le choix de ses cigarettes, son « Vous avez très bon goût », accompagné d'un regard appréciateur, présente un double sens manifeste. Plus tard, sa réplique rageuse après une altercation avec son prisonnier – « Je devrais vous enculer à mort ! » – dissipe toute ambiguïté. Hynd pose ici la négation du désir homosexuel comme l'un des moteurs de la violence masculine et de l'idéologie qui la justifie.


L'unique figure féminine du film, Nim (Emma Catherwood), porte-parole des activistes auprès de Gast et infirmière occasionnelle, apparaît quant à elle comme la victime consentante de la domination mâle, dédiée à leur cause mais potentiellement accessible à la compassion. Hynd nous maintient dans l'attente de son revirement idéologique, sans que celui-ci ne soit justifié autrement que par son attirance pour Gast (ce qui constitue un motif un peu court). Le cerveau lavé par la doctrine de ses compagnons, elle occupe auprès d'eux une position subalterne et se voit assigner des tâches conformes aux attributions de son sexe : les soins physiques, le réconfort moral, la séduction. Significativement, alors que les autres membres du groupes ont les visages dissimulés (masques d'extra-terrestres pour les exécutants ; loup noir pour Blackbeard), elle ne porte qu'un voile cachant imparfaitement ses traits et la rendant plus désirable que menaçante. Sa féminité limite son droit à l'anonymat et la cantonne à des fonctions quasi-domestiques, dont elle semble s'accommoder.
Elle commettra l'imprudence de révéler son prénom à Gast, qui le clamera dans un moment de désespoir, la désignant ainsi à de possibles recherches policières. Giflée par Blackbeard, elle l'abat lorsque Gast arrache le masque de ce dernier dans une empoignade – elle commet là un acte de pure vengeance, que la perte du masque ne justifie aucunement. Ayant pris sa revanche sur son mentor, elle ne rejettera pas pour autant ses préceptes, et poursuivra son œuvre contre toute attente, en condamnant Gast à l'énucléation. Si cette castration symbolique, succédant au meurtre de Blackbeard, achève le renversement de l'hégémonie masculine, elle confirme également l'assujettissement de Nim à l'idéologie prônée par ce pouvoir, et ajoute doublement au pessimisme du film. Un pessimisme que le finale ne dissipe pas : ayant perdu un œil et privé de ses autres sens, Gast recouvre finalement la liberté sans que son expérience ait produit d'autre effet que d'en faire la vedette du jour, portée en héros sur les épaules de ceux-là mêmes qui scrutèrent quotidiennement ses souffrances.

1 Edité en France sous le titre « Sens interdits », Calmann-Levy, 2002 ; Le Livre de poche, 2004.
2 Jack Ketchum est un autre exemple peu courant de romancier ayant inspiré le sous-genre.
4 Stona Fitch, entretien sur le site BooksfromScotland.com, <http://www.booksfromscotland.com/Authors/Stona-Fitch>.
5 Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet/Chastel, 1967.

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