mercredi 9 octobre 2019

THE UNDERTAKER (William James Kennedy, Frank Avianca, Steve Bono, Richard E. Brooks, 1988)

Obscur slasher tourné en plein déclin du sous-genre (huit ans avant que Scream ne le remette au goût du jour), The Undertaker est la dernière production à laquelle participa Joe Spinell, icône du cinéma d'horreur depuis sa mémorable prestation dans le Maniac de William Lustig. Jamais distribué en salles et réputé inachevé, le film circula pendant des années plus ou moins sous le manteau en VHS bootlegs. C'est sans nul doute la présence de Spinell qui lui valut d'être tiré de l'oubli par Code Red en 2010 à l'occasion d'une sortie DVD, puis d'être réédité en 2017 par Vinegar Syndrome dans un combo DVD/Blu-ray offrant le montage original et intégral -- totalement différent de la copie accessible en VHS et reprise par Code Red.
Le comédien y incarne à nouveau un psychopathe, en l'occurrence un croque-mort misanthrope qui élargit sa clientèle en trucidant de jolies demoiselles dont il conserve les dépouilles dans sa cave. Son neveu soupçonne à juste titre l'"oncle Roscoe" de nécrophilie et demande l'aide de sa professeure d’anthropologie, spécialiste du sujet. D'abord incrédule, cette dernière éprouve de sérieuses inquiétudes lorsque le jeune homme se volatilise sans crier gare. Elle se confie à sa colocataire qui l'incite à alerter la police, fort occupée à élucider les disparitions des proies de Roscoe. Mais celui-ci n'est pas homme à laisser quiconque entraver ses activités criminelles.
Tout annonce un produit opportuniste capitalisant sur la popularité durable de Maniac, auquel Spinell avait déjà tenté de donner une suite en 1986. Comme le Frank Zito du film de Lustig, Roscoe est un être asocial dévoré par des obsessions qui altèrent son sens de la réalité. Comme Zito, il adore s'entourer de compagnons imaginaires -- des mannequins dans Maniac, des cadavres ici -- devant lesquels il soliloque . De fait, The Undertaker est clairement un ersatz élaboré à tâtons et "bénéficiant" d'un budget encore plus réduit que celui de son modèle. Effets spéciaux rudimentaires, mise en scène paresseuse (assurée par quatre réalisateurs, et non par le seul Franco de Stefanino, qui n'est qu'un pseudonyme portemanteau), acteurs à peine professionnels : autant d'ingrédients typiques du slasher indépendant de série Z, comme il s'en manufacture encore des dizaines aujourd'hui. Pourtant, la bande s'avère fascinante en raison de son caractère incroyablement morbide, qui ne doit rien à son sujet (glauque, mais platement traité) ni à ses options esthétiques (d'ailleurs inexistantes). Le malaise est tout entier redevable à la personnalité de Spinell et à son interprétation, si l'on peut désigner ainsi ce qui s'apparente plutôt à un "acte de présence" zombiesque, où l'abrutissement éthylique est parfois secoué par des tentatives de cabotinage convulsives mais avortées.
Le cinéma a régulièrement abordé le sujet de la déchéance de vedettes adulées, sous un angle tragique ou horrifique (Boulevard du crépuscule ; Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?), parfois humoristique (Ennemis comme avant ; Où est passée mon idole ?). Le spectacle réel d'un tel délabrement, lorsque nous y sommes confrontés, a un caractère douloureux et pathétique. Le cinéma d'horreur, refuge familier de comédiens à bout de course et de guest stars alcooliques (que l'on songe à Lon Chaney Jr., Cameron Mitchell, Aldo Ray, Dennis Price, etc.), nous y a fréquemment conviés. Le cas de Spinell dans The Undertaker est un peu différent ; les sentiments qu'il nous inspire vont au-delà de la gêne ou de la pitié : ils flirtent avec l'effroi, tant l'état du comédien perturbe et finit par faire corps avec la psychologie -- sommaire mais dérangeante -- de son personnage. Suant et édenté, l’œil vague, le cheveu gras, le ventre distendu, Spinell semble être l'un des pensionnaires du funérarium de Roscoe. Ses gestes sont pesants, sa démarche est mal assurée, sa voix grave se noie dans un débit spongieux où les mots parfois se dérobent ou se figent, jouets d'une mémoire défaillante. C'est un jeu "au radar", qui d'ailleurs n'est même plus un jeu mais un renflouage de vieux réflexes, d'automatismes flottant à la surface d'une présence assoupie. Puis soudain, la conscience du comédien s'ébroue, le souvenir lui revient d'un rictus, d'une œillade, d'un froncement de sourcil qui le propulsèrent naguère au rang des "Rois de l'Horreur" -- un titre dont il s'enorgueillissait. Reprenant du poil de la bête, le cher Joe tente de raviver sa flamboyance fanée ; mais l'effort est trop accablant pour demeurer praticable. La main qui s'empare d'un lourd bibelot pour défoncer le crâne d'une victime s'abat avec mollesse et au ralenti ; le ricanement qui ponctue chaque crime tient du hoquet, et encore ! du hoquet radoté, simulé, trop artificiel pour donner le frisson ; les crises d'angoisse ou d'euphorie sardonique qui firent la fortune de Frank Zito se muent en pantomimes hasardeuses. On note également un curieux efféminement de la gestuelle qui donne au personnage une saveur queer inattendue, mais pas injustifiée. Roscoe est un célibataire vivant avec sa sœur aînée ; Spinell était un homme à femmes avec lesquelles il entretenait des liaisons-éclairs, mais qui vouait un culte à sa vieille mère, dont il aurait fait sa fiancée si elle avait été plus jeune, selon son ami Luke Walter. (1) On ne sait trop si cette follitude inhabituelle chez l'acteur relève d'une décision concertée ou s'il s'agit d'un lapsus imputable à son ébriété -- Richard Lynch raconte qu'il le découvrit ivre mort lors d'une soirée, vêtu d'une robe de sa mère et maquillé "comme une femme peinte par Picasso".
Il peut advenir que, cherchant son texte, Spinell lorgne subrepticement la caméra. Lors d'une séquence ahurissante où Roscoe savoure ses méfaits en sirotant du champagne, le comédien s'empêtre dans ses mouvements et dans la fumée de sa cigarette, écarquille les yeux pour ne pas les cligner et fixe une fois de plus l'objectif d'un regard mi-arrogant, mi-contrit (la prise, qui aurait logiquement dû être refaite, fut conservée, sans doute par économie, et se prolonge sans raison). En une occasion, cependant, le talent de Spinell sourd de l'écran comme un souvenir fané : interrogé par deux policiers, Roscoe détourne leurs soupçons sur son neveu qu'il accuse de nécrophilie ; il le fait en larmoyant, s'affligeant du vice du pauvre garçon dans un élan d'hypocrite affection. Dans les bouffissures du visage qu'il distord à plaisir, on retrouve les vestiges d'une maîtrise perdue, le génie d'un histrion qui savait comme nul autre transmettre à sa physionomie menaçante la fragilité effarouchée d'un enfant incompris. Cette fragilité, dans The Undertaker, est celle d'un artiste jadis accompli qui se découvre prisonnier d'un corps malade et d'un esprit embrumé par les excès de toutes sortes.
Pourtant, comme le déclare le scénariste et (co-)réalisateur William Kennedy (dans un entretien-bonus du Blu-ray édité par Vinegar Syndrome), les défaillances et l'ébriété de Spinell conviennent à Roscoe ; elles s'accordent au délabrement mental du personnage. J'irai jusqu'à dire qu'elles font basculer le film dans une dimension autre, celle de l'inquiétante étrangeté chère à Freud, ce sentiment qui nous étreint quand l'intime nous apparaît étranger, autre absolu, et génère l'angoisse. Cet intime discordant, cet autre qu'incarne Spinell, c'est l'image de la déchéance qui nous guette si nous ne contenons pas nos démons, c'est l'usure et la mort qui nous habitent et qui secrètement nous travaillent. Bien sûr, il se trouvera des moralistes pour condamner la trouble fascination qu'exerce le spectacle d'une telle dégradation. Cette attirance n'a pourtant rien de malsain, ni de dépréciateur envers celui qui la suscite ; elle relève de l'empathie et non de la condamnation.
A l'origine, Roscoe devait être incarné par Richard Lynch, autre spécialiste iconique des emplois de "méchants" et de psychopathes. Retenu par un tournage, il céda la place à son ami Spinell, à ce point motivé par le rôle qu'il prit l'initiative de réaliser une vidéo personnelle en guise d'audition. William Kennedy estime aujourd'hui que, malgré son professionnalisme et son talent, Lynch n'aurait pu insuffler à Roscoe la part de folie qui lui apporta son successeur. Il est difficile de ne pas souscrire à cette opinion. Spinell "fait" littéralement le film ; il transforme une série Z insipide en une œuvre perturbante et insalubre. Pour tout dire, et malgré tous ses défauts, on peut préférer ce film à Maniac, dont la brutalité et l'énergie sont certes excitantes, mais dont la noirceur calibrée et intentionnelle pâlit face à l'aura naturellement lugubre de The Undertaker.

(1) Témoignage de William Lustig dans le documentaire The Joe Spinell Story (David Gregory, 2001).

Smoke gets in your eyes


vendredi 6 septembre 2019

THE PUPPET MONSTER MASSACRE (Dustin Mills, 2011)


Pour un cinéaste amateur œuvrant dans l'horreur à micro-budget, la technique de l'animation offre un avantage non négligeable : elle évite l'emploi de comédiens et les difficultés qu'ils peuvent occasionner. C'est sans doute ce qu'estima Dustin Mills en s'attelant à son premier film, The Puppet Monster Massacre, coup d'envoi d'une œuvre farouchement personnelle et d'une stupéfiante prolixité (vingt-huit titres en neuf ans, courts et longs métrages confondus). Mais cette commodité présente un sérieux revers : l'animation est un art difficile et chronophage, nécessitant des compétences dont Mills n'était pas forcément pourvu. Plutôt que le dessin ou la stop motion, il opta pour des marionnettes à mains évoluant dans des décors numériques. Il conçut le look de toutes les poupées, en confia la confection à sa mère, et réalisa le film en un an, avec l'aide d'un unique assistant, Brandon Salkil, qui prête également sa voix à l'un des personnages.
Le résultat est glorieusement artisanal et sert idéalement les intentions parodiques de Mills, auteur d'un scénario truffé d'hommages à différentes déclinaisons du fantastique et de l'horreur. La teen horror, l'épouvante gothique, le creature feature dans la lignée des séries B des années 1950 sont passés à la moulinette d'un humour absurde autant qu'irrévérencieux, et agrémentés d'un soupçon de nazisploitation et d'érotisme "muppetesque", reflétant le goût du cinéaste pour les "mauvais genres".
L'intrigue suit un schéma classique : cinq adolescents reçoivent une invitation à se rendre au château de l'inquiétant Wolfgang Wagner. Celui ou celle qui parviendra à y passer la nuit touchera une récompense d'un million de dollars -- on reconnaît là un hommage à La Nuit de tous les mystères (William Castle, 1959), d'ailleurs cité par l'un des personnages. Le péril consiste en un monstre vorace engendré par Wagner, qui s'avère être un ancien nazi ayant jadis créé une armée de zombies pour Hitler. Le savant fou n'a pas choisi ses hôtes au hasard : ils sont les descendants de soldats alliés ayant détruit le fruit de ses travaux et tué sa femme. Comme il se doit, chaque teenager correspond à un stéréotype : Charlie est un garçon plein de bonnes intentions mais un peu benêt, Gwen est sa fiancée obligeante, Raimi est un nerd incurable fan de cinéma d'horreur, et un couple de punks en chaleur joue les trublions forts en gueule.
Mills caractérise habilement chacun d'eux et parvient à les rendre aussi attachants, sinon davantage, que les protagonistes en chair et en os de la plupart des slashers. Leurs réactions ingénues à des situations clichéiques sont rafraichissantes et génèrent l'essentiel du comique du film. Un comique qui n'est pas toujours d'une grande finesse (les gags scatologiques abondent), mais qui atteint généralement son but. Difficile de ne pas rire de la couardise de Raimi, tétanisé de peur devant les objets les plus anodins -- un rocher, une porte, un lapin. La gentillesse de Charlie, qui souhaite empocher le million pour rouvrir le magasin familial, n'a d'égal que sa naïveté, source de savoureux moments. Angoissé par la perspective de coucher avec Gwen (en ce sens, il est l'antithèse des héros traditionnels du slasher), il panique lorsque Wagner annonce qu'ils partageront la même chambre. Sa crainte du sexe est lourdement brocardée par son grand-père, toujours vert et vaillant. Cet ancien GI au tempérament bouillonnant est une autre figure marquante du film ; il viendra au secours des adolescents à la tête d'une armée lors d'un finale apocalyptique où les tanks affrontent la créature devenue colossale, dans un déluge de flammes et de sang.


Toutes ces mésaventures, même les plus atroces, gardent un caractère bon enfant dont témoigne le flashback sur le passé nazi de Wagner, qui tourne au cartoon musical gore. On retrouve cette humeur folâtre dans la plupart des productions ultérieures de Mills. Les plus sombres d'entre elles, comme Applecart (2015), jouent souvent du contraste entre la noirceur du propos et la tonalité enjouée de la narration, suscitant un malaise plus probant que celui quêté par certains apôtres du trash straight. Pour autant, Mills ne cessera d'affirmer par la suite un nihilisme foncier. On le perçoit ici dans la façon dont la nature aimable et l'obligeance de Charlie sont en quelque sorte châtiés par les événements. La malchance le poursuit, il ne tire aucun profit du courage dont il se croit d'ailleurs dépourvu, et il perd sa fiancée dans l'aventure. Dans une séquence amèrement hilarante, il se recueille sur la tombe de ses parents et leur demande de lui adresser un signe s'ils pensent qu'il doit refuser l'invitation de Wagner. La foudre s'abat alors sur un arbre derrière lui. Croyant peut-être à une coïncidence, il ne tiendra pas compte de l'avertissement. Ce mélange de pathétisme, de fatalisme et de dérision résume parfaitement l'esprit du cinéaste.



dimanche 28 juillet 2019

THE HONOR FARM (Karen Skloss, 2017)


On ne saurait reprocher à Karen Skloss de manquer d'ambition : pour son premier long métrage, elle tente clairement de s'inscrire dans le sillage du chef-d’œuvre de David Robert Mitchell, It Follows (2014), en livrant une fable fantastico-horrifique sur le passage à l'âge adulte et la découverte d'une sexualité active. Sujets classiques de la teen horror (et du teen movie en général), dont le traitement s'écarte rarement de la mécanique ultracodifiée du slasher (y compris chez le Wes Craven des Scream) ou des conventions du néo-gothique pop. Le projet de Skloss est de sortir de ces structures figées tout en maintenant un ancrage dans le genre, mais sans recourir à la déconstruction métafilmique de films comme La Cabane dans les bois (Drew Goddard, 2011) ou Scream Girl (Todd Strauss-Schulson, 2015). L'intention est louable et peut donner lieu à des réussites éclatantes, comme le film de Mitchell ; elle nécessite cependant une parfaite connaissance du cinéma d'horreur et de ses implications métaphoriques. Si Karen Skloss les possède, elle échoue à concilier épouvante et Art et Essai, à l'instar de nombreux cinéastes titillés par le concept un peu fumeux de la High Horror.
L'héroïne de The Honor Farm, Lucy, se prépare avec autant d'excitation que d'appréhension à participer au bal de promo de son lycée. Ayant décidé de perdre sa virginité à cette occasion, elle ne tarde pas à déchanter lorsque son boyfriend, ivre mort, anticipe un peu cavalièrement ses attentes. Sur la suggestion de sa meilleure amie, elle se joint à une bande d'étudiants marginaux qui projettent de passer la nuit dans une ancienne prison de sinistre réputation. Le lieu, qui abrita jadis les exactions de gardiens sadiques, est censé être fréquenté par des satanistes qui y accomplissent leurs rituels. Sous l'influence de champignons hallucinogènes, le groupe va vivre une nuit terrifiante dont Lucy sortira transformée.
La première scène donne le ton de l'ensemble : dans le décor féérique d'une crique surplombée par une cascade, nous voyons Lucy s'offrir à un jeune homme sous les yeux de son double, au cours d'une sorte de cérémonie païenne. Nous découvrons ensuite qu'il s'agit d'une rêverie à laquelle s'abandonne l'adolescente sur le siège de son dentiste. Karen Skloff affirme d'emblée un sens pictural certain, qu'elle déploie tout au long du film lors de courtes séquences oniriques traduisant les craintes et les aspirations de l'héroïne. L'action est truffée de ces vignettes fantasmatiques dont la fonction n'est pas seulement d'illustrer les états d'âme de Lucy, mais aussi d'assurer au film une dimension arty nettement redevable à David Lynch (la réalisatrice admet cette influence dans une interview). Le procédé permet des dérapages surréalistes essentiellement liés aux atermoiements de Lucy, une adolescente encline aux questionnements existentiels.
Tourmentée par un sentiment d'incomplétude probablement lié à sa virginité ("Une partie de moi-même n'est pas encore construite", déclare-t-elle), elle l'est aussi par l'incertitude de vivre dans un monde concret. "Où s'arrête le rêve, où commence la réalité ? La réalité existe-t-elle seulement ?", s'interroge-t-elle dès le début du film avant de déclarer qu'elle souhaite précisément vivre quelque chose de réel au cours de la soirée. Dès lors, on comprend mal qu'elle accepte sans rechigner de consommer des champignons hallucinogènes, ce qui n'est certes pas le meilleur moyen d'atteindre son objectif. De fait, la réalisatrice et son coscénariste Jay Tonne Jr. entretiennent volontairement le doute sur l'authenticité des événements survenant dans la prison et dans les bois environnants. Ils nous encouragent même, lors de la conclusion, à y voir les hallucinations des jeunes gens, ce qui impliquerait que le groupe partage un délire commun, dont la trame n'est pas affectée par leurs subjectivités respectives. Car rien n'indique que les manifestations étranges ou surnaturelles soient perçues de manière différente par chacun -- une donnée assez déconcertante, puisque l'un des personnages intervenant dans ces divagations n'est probablement connu que de Lucy (il s'agit de son dentiste). Cette indétermination ressemble moins à un choix scénaristique qu'à une paresse des auteurs, qui estiment probablement que la tonalité fantastique du film autorise l'incohérence.
Les éléments proprement horrifiques du récit souffrent d'une même approximation. L'idée que la prison (un camp de travail pénitentiaire qui donne son titre au film) est hantée par les victimes de gardiens tortionnaires est évoquée par les protagonistes mais n'est pas exploitée par la suite. Une cérémonie sacrificielle vaguement sataniste est amorcée, mais elle tourne court et manque de crédibilité. Ces éléments ne sont que des ingrédients rapportés permettant au film de s'inscrire dans la teen horror, sans que l'on perçoive une réelle conviction, ni même un grand intérêt pour le genre, de la part de Skloss et Tonne Jr. Les aspects philosophiques et métaphysiques ne sont guère plus convaincants. Outre les réflexions somme toute banales énoncées par Lucy, ils s'incarnent dans les apparitions ponctuelles d'une femme à tête de cerf, créature sphingienne symbolisant peut-être les potentialités de Lucy, cette part "non construite" d'elle-même dont elle parle à son nouveau compagnon, JD. Comme Frank, le lapin humanoïde de Donnie Darko, la femme-cerf est une présence ambiguë, dont on ne sait trop si elle constitue une menace ou si ses intentions sont secourables. Plutôt cinégénique, elle perd de son aura lorsqu'elle soumet à Lucy une énigme indigente : "Qu'est-ce qui n'a ni commencement, ni fin, ni milieu ?" La réponse, "un donut", se veut une fausse boutade : Skloss enchaîne sur un plan de Lucy sortant de son décolleté un préservatif, dont la forme renvoie à la pâtisserie. C'est donc la sexualité qui est en cause, le trou central du donut évoquant également le sexe féminin. Mais toute cette symbolique apparaît forcée et, pour tout dire, un tantinet ridicule. Nous sommes loin de It Follows, où l'anxiété suscitée par le sexe s'exprimait de manière allégorique sans nuire aux effets de terreur plus traditionnels.


Malgré ces défauts, The Honor Farm reste une tentative bienvenue de contourner les clichés du slasher sans miser sur la distanciation ou l'intertextualité. C'est l'un des rares exemples (le seul ?) du sous-genre où les adolescents ne sont pas voués à la mort, où leur vie n'est d'ailleurs jamais réellement en danger (notons qu'ils font également montre d'une solidarité rare). Ils sortent de l'aventure plus équilibrés et sereins, ayant gagné en maturité sans perdre de leur indépendance, en particulier dans le cas de Lucy. C'est du moins ce que Karen Skloss souhaitait exprimer ; selon ses propres termes, son but était d'exposer le cas d'une fille qui "crée son propre rituel de passage à l'âge adulte, au lieu de se contenter de ce que le bal de promo est censé représenter" (interview pour le site Daily Dead). On peut regretter que cette autonomie d'action donne un résultat des plus conventionnels : après avoir découvert le grand amour en la personne de JD, Lucy s'apprête à mener une existence conforme aux attentes de la société hétéropatriarcale. Mais comme le dit l'un des personnages du film, citant Emerson : "Ce n'est pas la destination qui compte, c'est le chemin". Dans le cas de The Honor Farm, c'est la feuille de route plutôt que le parcours lui-même et que le but atteint qui emporte l'adhésion. C'est peu, mais c'est toujours ça de pris.



mercredi 24 juillet 2019

MAD MOVIES 331


Dans le double numéro estival de MAD MOVIES, j'ai eu le plaisir d'écrire un mini-dossier sur la ressortie en salles de quatre films emblématiques de Lucio Fulci : Perversion Story, Le Venin de la peur, La Longue nuit de l'exorcisme et L'Emmurée vivante. Quatre exemples d'un "néo-irréalisme" typiquement fulcien.

lundi 22 juillet 2019

BAD BEN (Nigel Bach, 2016)


C'est probablement le found footage le plus économique jamais tourné -- et c'est aussi l'un des plus réussis. 
300 dollars, 1 iPhone, 2 ou 3 caméras, 1 homme (Nigel Bach, réalisateur, scénariste et seul acteur), une maison (le domicile de Bach) : tels sont les principaux ingrédients de Bad Ben, auxquels il faut ajouter une bonne dose d'ingéniosité et d'obstination. A première vue, l'intrigue n'est pas très engageante : le quinquagénaire Tom Riley achète une vaste propriété pour un prix dérisoire dans une "vente du shérif" (enchères publiques où les biens vendus ont été saisis suite à un jugement). A peine prend-il possession de sa demeure que des phénomènes étranges se succèdent : déplacements de meubles, bruits inquiétants, dérèglement du système de vidéo-surveillance installé par les anciens propriétaires. Croyant d'abord à des cambrioleurs, Tom va devoir admettre, malgré son solide scepticisme, que sa maison est bel et bien hantée. On l'aura compris, c'est Paranormal Activity (et une cinquantaine d'autres films) avec un célibataire bedonnant. La différence réside dans le traitement vraiment minimaliste et plein d'humour, ainsi que dans un sens aigu de l'atmosphère, source d'un malaise sournois.
On pourrait presque dire que la réussite de Bad Ben naît d'un semi-malentendu. Ancien militaire amateur de cinéma et désœuvré par la retraite, Nigel Bach voulait réaliser un film d'épouvante fauché mais sérieux. Forcé de composer avec des moyens réduits et une absence totale d'expérience, il opta pour le found footage, dont la vogue persistante semblait lui garantir un minimum d'audience. Il s'inspira logiquement d'un des plus grands succès de ce courant filmique et rédigea son scénario dans le respect scrupuleux des codes en vigueur. Pour créer le personnage de Tom Riley, il se basa sur sa propre personnalité, celle d'un Américain moyen pragmatique, entêté et volontiers bougon. C'est là qu'est le coup de génie : un tel individu se rencontre rarement dans le found footage horrifique, généralement peuplé d'adolescents ou de trentenaires séduisants. Le comportement de Tom face au surnaturel est si décalé qu'il prend le spectateur par surprise et génère des effets humoristiques indépendants des intentions de Bach. S'il s'agit de comique involontaire, il ne tient pas à l'amateurisme de la mise en scène ou à des moments de ratage, mais au tempérament du réalisateur-acteur et au caractère insolite de sa plongée dans le paranormal. Riley est constamment en porte-à-faux avec les réactions traditionnelles des protagonistes de ce type d'histoires. Découvrant une tombe ornée de pierres et d'une boîte à musique pour bébé sur le terrain de sa propriété, il la démolit en ronchonnant et pense à la somme qu'il tirera du jouet sur eBay. Plus tard, il n'est pas plus impressionné en trouvant dans son abri de jardin un sac contenant la photo d'un nourrisson, une layette tachée de sang, et une batterie de couteaux de cuisine. Il laisse le sac sur place mais emporte les couteaux, sans doute dans l'intention de les revendre.
A mesure que la présence d'une ou de plusieurs entités surnaturelles se confirme, Riley se montre de plus en plus grincheux. Le moment le plus drôle concerne la découverte de poupées vaudou, d'une bougie (qui s'allume comme par enchantement) et d'autres objets ésotériques dans le grenier. Exaspéré plutôt qu'effrayé, Riley souffle la bougie et fourre l'ensemble des objets dans un sac en maugréant que "toute cette merde va se retrouver aux ordures".
C'est que son principal souci est la difficulté qu'il rencontrera désormais pour revendre sa maison, comme il en avait l'intention. Après qu'il ait eu confirmation de la hantise (au cours d'une scène astucieuse où la boîte à musique fait office de ouija), sa seule stratégie consiste à engueuler le ou les fantômes et à leur affirmer qu'ils ne l'effraient pas. C'est sans doute le cas, du moins jusqu'à ce qu'une entité le passe à tabac au beau milieu de la nuit, en réponse à sa mise au défi de l'attaquer physiquement. Après avoir fondu en pleurs, Riley se ressaisit et décide d'improviser un exorcisme de la demeure -- tout en se filmant avec une perche à selfie, ce qui produit un effet assez cocasse.
Par certains aspects, le film n'est pas sans évoquer Le Fantôme de Canterville, où un spectre échoue à terrifier les nouveaux propriétaires, terriblement cartésiens, du château qu'il hante depuis des générations -- à ceci près que le roman de Wilde adopte majoritairement le point de vue du fantôme, alors que Bad Ben épouse celui de l'habitant récalcitrant. Il y a quelque chose d'amusant à suivre les déambulations de ce misanthrope chauve et ventripotent, arborant des maillots et des boxers informes. A priori, le spectacle n'a rien d'excitant pour le public du found footage ; pourtant, on finit par s'attacher sincèrement à Riley et par compatir à ses déconvenues. Contrairement à de nombreux films d'horreur contemporains où les victimes de phénomènes paranormaux sont des couples en crise fragilisés par leurs dissensions, Bad Ben associe la menace surnaturelle à la solitude et à l'isolement qui pèsent -- sans qu'il s'en plaigne jamais -- sur le "héros", et qui rendent ses mésaventures touchantes. Vieux garçon ou peut-être divorcé, Riley n'a personne avec qui partager ses questionnements, et son habitude de filmer chacune de ses actions et de parler à sa caméra (une manie dont il s'étonne dans une séquence) a sans doute une valeur compensatoire. Cette situation explique le caractère bourru du personnage, qui semble également être celui de Nigel Bach, réputé pour sa causticité et son manque de diplomatie face à ceux qui critiquent son travail (il écopa d'une interdiction à vie de poster des commentaires sur sa page d'Amazon Prime, suite à ses réactions un peu trop virulentes à des avis négatifs). C'est qu'à l'instar de Tom Riley, Bach a dû se débrouiller seul pour mener à bien son projet, après les désistements de plusieurs collaborateurs. La genèse de la première scène de Bad Ben est à ce titre significative : alors qu'il rentrait chez lui au volant de sa voiture, Bach reçut l'appel d'une actrice annulant sa participation au tournage ; rageur, il décida qu'il se débrouillerait sans l'aide de personne et commença aussitôt de se filmer sur son iPhone pour ce qui devait être les premières minutes du film. Une telle détermination force la sympathie et le respect.
Assez rapidement, Bad Ben piqua la curiosité des amateurs d'horreur indépendante, et le bouche à oreille aidant, s'attira un public de fans dévoués. Un succès modeste mais suffisant pour que Bach se lance dans une franchise qui compte à ce jour pas moins de six titres (et un court métrage d'animation). On peut légitimement se demander si le miracle du coup d'essai a pu se reproduire, car il faut bien admettre que le procédé original repose sur un argument trop ténu pour être à ce point décliné. Personnellement, je n'ai vu aucune des suites, mais si leur nécessité me semble a priori discutable, la tentation est forte de retourner à la maison de Steelmanville Road, Egg Harbor Township, New Jersey, et d'y retrouver son singulier propriétaire.
Le site de la franchise donne accès aux films sur Amazon Prime.  

vendredi 12 juillet 2019

COURT MÉTRAGE : WITCHFINDER (Colin Clarke, 2013)

L'affiche de Witchfinder annonce clairement un hommage au Grand Inquisiteur (The Witchfinder General, 1968) de Michael Reeves : la tenue du chasseur de sorcières, ses cheveux longs et sa barbe grise font plus qu'évoquer le Matthew Hopkins incarné par Vincent Price. Pourtant, les similitudes entre les deux œuvres se bornent à l'apparence et à la caractérisation d'un personnage d'inquisiteur aux jugements expéditifs et à la moralité douteuse. Pour le reste, le court métrage de Colin Clarke est plus proche du gothique flamboyant de la Hammer (celle des Sévices de Dracula, Twins of Evil, 1971) que du réalisme morbide du film de Reeves. L'influence de Mario Bava est beaucoup plus marquée : le supplice du masque hérissé de pointes acérées renvoie à l'ouverture du Masque du démon (La Maschera del demonio, 1960), tandis qu'un spectre féminin glissant sur le sol vers sa victime tétanisée reproduit un effet fameux -- mais aujourd'hui trop familier -- du dernier sketch des Trois visages de la peur (I tre volti de la paura, 1963). Witchfinder s'apprécie donc avant tout pour ses références esthétiques, que Clarke assume avec une efficacité méritoire dans le contexte d'une production que l'on devine peu huppée. A défaut d'un scénario très original (la malédiction proférée sur le bûcher par une sorcière frappe son exécuteur), le film bénéficie de réelles qualités plastiques et d'un soin tout particulier apporté aux décors et aux costumes d'époque (seul l'intérieur du foyer de l'inquisiteur William Thatcher Blake est peu crédible). Dave Juehring est plutôt convaincant en émule de Matthew Hopkins, qui se différencie toutefois de son modèle par son statut de père de famille affectueux -- mais infidèle à son épouse. En outre, le Mal qu'il combat avec un fanatisme pervers n'a rien d'imaginaire ; contrairement à Hopkins, qui s'appuyait sur des accusations fallacieuses pour assouvir son sadisme et sa vénalité, Blake est ici confronté à une sorcière authentique qu'il appréhende en pleine séance d'envoûtement. Ses agissements n'en sont pas moins blâmables, mais se trouvent partiellement justifiés. Le film annonce modestement le climat de The Witch (Robert Eggers, 2015) et opte lui aussi pour une affirmation du surnaturel -- apportant par contrecoup une légitimation de l'obscurantisme puritain. Son ancrage dans une  période tourmentée quelque peu négligée par le cinéma d'épouvante fait toute son originalité. C'est la sixième réalisation de Colin Clarke, après quatre courts d'animation en 3D et un premier essai de fiction horrifique datant de 1994. Sa dernière production, Slit, est un hommage de onze minutes au giallo, qui fut intégré en 2018 au film à sketches Welcome to Hell.
Witchfinder est visible en VO sur YouTube.


lundi 8 juillet 2019

CRITIQUE EXPRESS : KILL SYNDROME (Dwayne King, Scott L. Collins, 2006)

Parfait exemple de film d'horreur à micro-budget destiné au marché du DTV (Direct-To-Video), Kill Syndrome est une bande obscure produite en Caroline du Sud par un groupe d'amis déjà signataires d'un long métrage encore plus confidentiel (Pizzaguy, 1999, tourné et monté en 24 heures), et de quelques courts, dont l'un, Piggy, remporta la compétition du Rob Zombie Short Horror Film en 2002. L'influence de Zombie (en particulier de The Devil's Rejects) est évidente dans Kill Syndrome, qui décrit les exactions d'une famille de psychopathes aussi repoussants physiquement que moralement. Cannibales occasionnels, ces affreux filment leurs sévices sur cassettes vidéos qu'ils vendent à un amateur de snuff baptisé "The Man". Abusivement présenté comme un spécimen d'horreur rurale dans la lignée de Massacre à la tronçonneuse, le film se déroule majoritairement dans des entrepôts situés en pleine ville, avec quelques rares incursions dans des sous-bois macadamisés (ces séquences sylvestres ne sont pas sans rappeler le mémorable Ogroff / Mad Mutilator de Norbert Moutier). Le scénario n'est qu'une épure prétexte à des scènes de torture cadrées à l'aveuglette et montées à la truelle. Lorsqu'ils ne trucident pas leurs prochains, kidnappés au hasard de rencontres en stations-services, les tueurs passent leur temps à s'engueuler, tout comme la plupart de leurs victimes (l'une d'elles tombe d'ailleurs dans leurs pattes après avoir massacré son mari à coups de marteau). Ces altercations truffées de fuck et autres shit sont tout ce qui tient lieu de psychologie à des protagonistes en carton, dont certains apparaissent ou disparaissent de manière arbitraire (l'une des actrices quitta brutalement le tournage, selon les dires de l'un des réalisateurs, et l'on suppose que nul ne se soucia de justifier l'évaporation de son personnage). King et Collins ne cherchent de toute évidence qu'à révulser leurs spectateurs, mais la réalisation chaotique et les effets spéciaux approximatifs ruinent leurs pieuses intentions. Seule la première scène, où une malheureuse se fait charcuter à coups de couteau et de maillet (avec découpage de téton dégusté par le bourreau) avant d'être achevée à la tronçonneuse, provoque un vrai malaise par sa réalisation brutale et les hurlements très crédibles de la comédienne. On croirait presque avoir affaire à un remake d'August Underground, mais la folie et le climat putride du film de Fred Vogel ne perdurent pas longtemps. Le gore artisanal et les prestations navrantes ont tôt fait d'interdire notre implication dans une action conventionnellement hystérique. On goûtera particulièrement l'intervention d'un policier dont la profession nous est signalée par la sirène d'un gyrophare, alors que son véhicule, on ne peut plus banalisé, en est dépourvu.
Le film est visible sur YouTube.

vendredi 5 juillet 2019

I SPIT ON YOUR GRAVE : DEJA VU (Meir Zarchi, 2019)



Film-étalon du Rape and Revenge, I Spit on Your Grave (aka Day of the Woman, Meir Zarchi, 1978) constitue un cas d'école. Taxé de sexisme lors de sa sortie, il suscita de vives controverses et écopa de plusieurs interdictions avant d'être réhabilité par Carol J. Clover dans son livre "Men, Women and Chainsaws", ce qui lui valut d'être soudain considéré comme un brûlot féministe. Il ne fait aucun doute qu'en dépeignant avec une rare brutalité les viols successifs subis par son héroïne, Zarchi visait à dénoncer ces actes et non à les érotiser (la mise en scène d'une grande sécheresse leur ôtait tout caractère excitant). I Spit n'en demeurait pas moins un film d'exploitation, en particulier dans sa seconde moitié consacrée à la vengeance sanglante de Jennifer Hills, incluant une castration spectaculaire. En 2010, Zarchi contribua en tant que producteur exécutif à la réalisation d'un très honnête remake, suivi de deux séquelles nettement moins convaincantes sorties en 2013 et 2015. Peut-être déçu de la tournure prise par la franchise, il décida de repasser derrière la caméra, à près de quatre-vingts ans, pour donner une suite directe au film original. Le projet avait de quoi enthousiasmer les fans : le cinéaste allait-il réitérer son coup d'éclat quatre décennies plus tard ? Allait-il confirmer les options féministes décelées par Clover et d'autres commentateurs ? La réponse est plus complexe que prévu, à l'image d'un film-monstre où l'inspiration et le ridicule semblent se nourrir l'un de l'autre dans un farouche esprit de liberté et de ténacité créatives.


Quarante ans après avoir subi un viol collectif et s'être sauvagement vengée de ses agresseurs, Jennifer Hills (Camille Keaton) est devenue une auteure à succès, dont le dernier best-seller relate précisément son drame passé. Elle est aussi la mère d'une top model mondialement connue, Christy (Jamie Bernadette), qui fait toute sa fierté. Alors qu'elles sortent d'un restaurant, les deux femmes sont victimes de quatre kidnappeurs apparentés aux violeurs de Jennifer. Instigatrice de l'enlèvement, Becky (Maria Olsen) est bien décidée à faire payer chèrement à Jennifer la mort de son mari (suite à la castration évoquée plus haut). Mais la présence de la très vindicative Christy va contrarier les projets des vengeurs.

Camille Keaton et Jeremy Ferdman
Ce qui frappe au premier abord est la durée inaccoutumée du métrage (2 heures 28 minutes), signe d'une ambition atypique pour une production indépendante au budget réduit -- ou clin d’œil à l’éléphantiasis des blockbusters hollywoodiens contemporains ? Une telle longueur s'avère risquée commercialement : le public du Rape and Revenge (et du cinéma d'exploitation en général) n'y est guère habitué et pas forcément disposé. En outre, elle fait inévitablement craindre une certaine complaisance artistique. De fait, Deja Vu souffre d'étirements et de redites appelant un découpage plus resserré. On en vient pourtant à se demander, en découvrant la tonalité outrancière de l'action, si ces défauts ne sont pas intentionnels et n'entrent pas dans un projet de démystification du sous-genre par le biais de la surenchère.
A l'inverse du film de 1978, dont le naturalisme faisait l'efficacité, tout dans Deja Vu est hypertrophié et irréaliste au possible. Certaines incohérences laissent perplexes : pourquoi le quatuor d'antagonistes attend-il quarante ans avant de s'attaquer à Jennifer ? Comment Christy peut-elle être trentenaire, alors qu'elle est censée être née peu après le viol de sa mère ? Même problème d'âge en ce qui concerne deux des "vilains", Scotty (Jeremy Ferdman) et Kevin (Jonathan Peacy), trop jeunes pour avoir connu le frère et le cousin dont ils veulent venger la mort. La façon dont Christy leur échappe ou les berne à plusieurs reprises défie également le bon sens, même si les deux hommes sont dépeints comme de parfaits imbéciles.
Le jeu des acteurs est tout aussi déconcertant. Camille Keaton, qui reprend le rôle où elle excella en 1978, est constamment en porte-à-faux, comme si son personnage ne connectait jamais pleinement avec les événements. Jamie Bernadette, convaincante et plutôt nuancée en victime, devient une justicière monolithique dont les expressions se limitent à quelques regards noirs et butés. Face à elles, les interprètes de leurs persécuteurs se livrent à un cabotinage forcené (à l'exception de Jeremy Ferdman, plutôt mesuré), la palme revenant à Jonathan Peacy, hystérique et grimaçant. Mais c'est Maria Olsen qui emporte le morceau, dans ce qui est sans doute la prestation la plus emblématique du film. L'une des comédiennes les plus douées et les plus sollicitées du cinéma d'horreur indépendant, Olsen est aussi à l'aise dans l'économie d'effets, source d'une intensité souvent poignante, que dans la surenchère. Dans le rôle de Becky, elle combine les deux options pour un résultat sidérant. Sa performance, valeureuse mais à première vue incohérente, donne peut-être la clé des intentions de Meir Zarchi. D'une séquence à l'autre, et parfois au sein d'une même scène, Olsen passe de l'émotion contenue et d'une sincérité vibrante (lorsque Becky évoque la perte de son mari ; lorsqu'elle prononce sur sa tombe une oraison teintée de ressentiment ; lorsque Scotty lui offre des fleurs en excuse de ses bévues) à l’intempérance totale, roulant des yeux et contorsionnant ses traits pour mener le personnage aux confins du grotesque. Des variations aussi radicales deviennent presque gênantes pour le spectateur, qui ne sait plus trop s'il doit rire, applaudir ou pleurer. La partition tempétueuse de la comédienne fait de Becky une créature improbable, car s'opposant au goût du public pour les psychologies sinon linéaires, du moins structurées dans leurs contradictions. Odieuse et pitoyable, redoutable et impuissante, obstinée et perdue, Becky est inhumainement humaine : ses discordances, par la conjonction des extrêmes, lui donnent une certaine unité ; en accusant son artificialité, elles lui assurent paradoxalement une certaine véracité.

Maria Olsen
La nature de Becky reflète celle du film. I Spit on Your Grave : Deja vu est un étonnant hybride de thriller rural, de fresque mélodramatique et d'"horreur bouffe" qui, tout en ridiculisant les codes d'un sous-genre à force d'excès, semble vouloir lui assurer une nouvelle légitimité. Une légitimité qui ne tiendrait plus au discours féministe que le Rape and Revenge est censé relayer, mais à son exténuation.
Dans son livre "Fecund Horror", Noah Berlatsky déclare que s'il devait réaliser un remake du I Spit de 1978, il y intégrerait davantage de femmes justicières afin d'explorer leurs interactions et de valoriser leur solidarité. Il émet l'idée que l'épouse de Johnny (autrement dit Becky dans Deja Vu) se range aux côtés de la victime de son mari, ou que Jennifer soit assistée dans sa vengeance par sa mère, sa sœur ou une petite amie. Deja Vu réalise partiellement ces souhaits (les femmes y sont plus nombreuses, leurs relations sont étudiées, et Jennifer est épaulée par sa fille) mais dans une optique bien différente de celle, radicalement féministe, qu'envisageait Berlatsky. Ici, Becky s'oppose à Jennifer et vénère la mémoire de son mari, Christy ne pense à renoncer au mannequinat (synonyme d'objectivation) que pour fonder un foyer, et deux nouveaux personnages féminins sont de vieilles harpies aussi acharnées que Becky à la perte de Jennifer et de sa fille. En outre, Jennifer devient une figure ambiguë : en publiant un livre au titre racoleur sur ses malheurs passés, dont elle semble s'être totalement détachée (le jeu laconique de Camille Keaton contribue à cette impression), elle manifeste un mercantilisme dérangeant. On en vient à penser que Becky n'a pas tort lorsqu'elle accuse Jennifer de mépriser et d'exploiter les classes inférieures. Son succès l'a embourgeoisée et rendue un brin condescendante. Amoureuse de l'argent, elle comprend mal que Christy veuille abandonner sa carrière et refuse le million de dollars qui lui est offert pour poser topless et le crâne rasé. Elle n'est décidément plus l'héroïne libérale et féministe de 1978 -- Christy ne l'est pas davantage, avec ses rêves de mariage et de maternité. C'est que le féminisme, tel que le concevaient les seventies, a en grande partie accompli son office. Les hommes ne détiennent plus l'exclusivité du pouvoir, et ceux de Deja Vu sont pathétiquement stupides, inaptes et crédules. Incapables d'initiatives, ils sont dirigés par une femme et échouent à exécuter convenablement ses ordres. La lutte de Jennifer et de Christy contre les antagonistes mâles tourne rapidement au profit des premières, excepté lors du viol de Christy, qui n'a d'ailleurs ni la violence ni l'impact de celui du film original. Cette fois, l'affrontement se joue essentiellement entre femmes, ce qui semble être la conséquence du dépassement du féminisme. L'ardeur qu'il mobilisait, désormais sans objet, tourne à la frénésie gratuite ou au vain ressassement. Quand elle s'en prend aux hommes, Christy répète les gestes qui furent ceux de sa mère quarante ans plus tôt (nous avons droit à une nouvelle castration) à la façon d'une automate. Sa violence tourne à vide ; elle n'est plus que singerie d'un combat devenu oiseux.
Le "Deja Vu" du titre ne désigne pas seulement la répétition du calvaire de Jennifer (vécu par Christy), mais la substance du Rape and Revenge lui-même et son rabâchage d'une joute caduque. Pour le régénérer, Meir Zarchi exaspère ses clichés jusqu'à les rendre aberrants, et livre ce faisant une œuvre capricieuse, dont les travers font le mérite.

mardi 5 mars 2019

THE THEATRE OF TERROR (Tom Ryan, 2018)



Le format du film à sketches est particulièrement adapté au cinéma d'horreur indépendant. Créer un long métrage à partir de plusieurs courts permet d'étaler la réalisation sur une plus longue période, de diviser les coûts, et d'alléger les problèmes de logistique. L'anthologie connaît en conséquence une popularité certaine auprès des cinéastes œuvrant dans le budget réduit. Avec The Theatre of Terror, Tom Ryan nous en offre un spécimen remarquable, jouant sur la variété de tons et de sujets tout en maintenant un bel équilibre artistique. Il impose à l'ensemble du film une "patte" spécifique faite d'un sens aigu de l'atmosphère, d'un classicisme jamais pesant, et de l'évidente nostalgie d'une épouvante en demi-teintes (qui n'exclue pas les flambées de violence et le malaise viscéral). Le réalisateur ne fait pas mystère de ses influences pour cette anthologie : les séries télévisées La Quatrième dimension (The Twilight Zone) et Au-delà du réel (The Outer Limits). Ces références, toujours appréciables, n'ont certes rien d'original ; ce qui l'est davantage est de s'en montrer digne. C'est majoritairement le cas de Ryan et de son équipe.
Dans le récit opérant la jonction entre chaque segment, une jeune femme (Lauren Renahan) se rend dans un cinéma en faillite pour aider à sa préservation. Elle en rencontre le propriétaire (Tom Ryan) qui lui propose une "dernière séance" composée de quatre films terrifiants.
Le premier, The Gift, voit une prostituée (Heather Brittain O'Scanlon) tuer accidentellement un client éméché. Désemparée, elle se réfugie chez un brocanteur (Adam Ginsberg) à qui elle confie ses infortunes : la perte de son emploi due à sa dépendance aux amphétamines, l'abandon par son mari et la séparation d'avec sa fillette. Touché par son récit, le brocanteur lui offre de retrouver une place au sein de son foyer par un biais pour le moins déroutant.
Dans The Bookworm, un jeune homme amoureux des livres emploie un confortable héritage à l'achat d'une bibliothèque publique. Il ne tarde pas à s'aviser que le lieu n'abrite pas uniquement des volumes poussiéreux.
Abducted s'intéresse à Ned (Russell Hackett), un aimable péquenot obsédé par la recherche d'un hypothétique trésor caché par son grand-père. Au cours de ses investigations dans les bois, il assiste à l’atterrissage d'un engin spatial dont l'occupant pourrait bien être le responsable des nombreuses disparitions signalées dans le voisinage.
Dans le dernier sketch, Endangered, des défenseurs de la cause animale mènent une piteuse offensive pour protéger les loups d'une forêt promise à la destruction. Après une altercation avec des chasseurs, ils sont recueillis par une autochtone qui leur révèle que l'espèce la plus menacée n'est pas celle qu'ils pensent.

Lauren Renahan et Tom Ryan

Scénariste de chaque court métrage (en collaboration avec Russell Hackett pour The Bookworm), Tom Ryan maintient une habile gradation dans la montée de la violence. Le premier récit repose sur une angoisse psychologique, le deuxième sur une terreur claustrophobique insidieuse qui se mue en body horror, le troisième demeure suggestif mais implique des atrocités dignes du Torture Porn, tandis que le quatrième flirte avec le gore et s'achève dans l''hystérie -- le climat de hicksploitation des deux derniers segments est évidemment propice à des accès de sauvagerie.
Ryan tire le meilleur parti de ses décors, qu'il s'agisse du somptueux Loew's Jersey Theatre de Jersey City (sa ville natale), de la Glen Ridge Public Library, fleurant bon le vieux papier et l'encaustique, ou des sous-bois dont les ténèbres sont déchirées par les lumières d'une soucoupe volante ou les hurlements de bêtes enragées. Ce sens de l'espace et du cadre -- particulièrement sensible dans le confinement de The Bookworm -- ne sert pas qu'à distiller l'inquiétude ; il permet aussi de nous faire oublier les limites budgétaires et les contraintes techniques propres à toute production indé.

Le Loew's Jersey Theater

Si les scénarios ne sont pas d'une originalité à toute épreuve -- à l'exception de The Bookworm, petit bijou de "romantisme kafkaïen" (en admettant qu'un tel concept existe) --, on ne peut qu'apprécier le soin apporté à la caractérisation des personnages et, conjointement, à la direction d'acteurs. Bien servi par son équipe artistique, Ryan l'est tout autant par ses comédiens. Dans un registre intériorisé, Heather Brittain O'Scanlon traduit avec nuance l'accablement égaré de l'héroïne de The Gift et Scott Gorbach l'introversion mélancolique du "rat de bibliothèque" de The Bookworm. Plus pittoresque, Russell Hackett nous rend attachant son personnage de redneck tout en barbe, manifestant un intérêt des plus équivoques pour les extra-terrestres. Comme de coutume, Alan Rowe Kelly fait merveille en matriarche rustaude et échevelée règnant sur une progéniture de colosses demeurés. Tom Ryan tient lui-même le rôle de l'énigmatique propriétaire du cinéma, face à Lauren Renahan, sa visiteuse progressivement terrorisée par les films qu'elle découvre et l'ambiance oppressante du lieu.
On perçoit chez Ryan une profonde sympathie pour ses protagonistes -- et ses antagonistes -- ainsi qu'une volonté de leur donner la préséance sur l'action proprement dite ; il est particulièrement à l'aise dans l'horreur existentialiste des deux premiers sketches, qui présentent sur un mode intimiste des cas d'aliénation (involontaire dans The Gift ; recherchée dans The Bookworm) d'individus trop sensibles ou trop cultivés pour le milieu dans lequel ils évoluent. L'aliénation est également au centre de Abducted et Endangered, mais sa nature est plus perverse, car elle n'est pas perçue par ceux qui la subissent et résulte d'une ignorance totale des règles morales. Ned le "bon lourdaud" (Abducted), comme Mama et ses fistons (Endangered), n'obéissent qu'à leurs instincts sans se soucier des conséquences, et s’accommodent fort bien de leur marginalité. Dans le récit de liaison, l'inadaptation sociale est incarnée par le propriétaire du cinéma, sorte de fantôme hantant les couloirs de son palace désert en regrettant le bon vieux temps des projections à l'ancienne, quand le cliquetis des bobines imposait le silence à des spectateurs attentifs et moins désabusés. Faut-il s'étonner que Tom Ryan se soit attribué le rôle ? Son statut de cinéaste indépendant épris d'un fantastique cérébral peu prisé par le Hollywood contemporain a sans doute influé sur l'écriture du personnage.

Scott Gorbach dans The Bookworm

Mais la nostalgie qui infuse une bonne partie de The Theatre of Terror n'est jamais complaisante ni plombante. Elle s'accompagne d'une belle vitalité créative et, pour les deux derniers segments, d'un humour roboratif -- peut-être un peu trop impétueux dans Endangered, mais faut-il le regretter, dès lors qu'il permet à Alan Rowe Kelly de livrer l'une des compositions extravagantes dont il a le secret ? Surtout, Ryan évite le piège fastidieux de l'hommage et des citations à outrance, dans lequel s'engluent tant de réalisateurs-cinéphiles actuels. On note bien quelques clins-d’œil aux œuvres du passé (une bestiole rôdant dans les travées du cinéma évoque Le Désosseur de cadavres [The Tingler, William Castle, 1959], l'alien chez les rednecks de Abducted renvoie à Terreur extra-terrestre [Without Warning, Greydon Clark; 1980]), mais ils sont aussi rares que discrets. C'est une bénédiction, en un temps où trop de jeunes réalisateurs, se croyant dotés d'une maîtrise tarantinienne de la réappropriation/transfiguration des classiques, confondent célébration et ressassement.

Alan Rowe Kelly dans Endangered

The Theater of Terror compte aisément parmi les productions d'horreur indépendantes les plus stimulantes du moment. Sans rien offrir de révolutionnaire, ni s'autoriser de son budget réduit pour oser quelques expérimentations chères aux cinéastes indés, il réussit là où tant d'autres échouent : reproduire une qualité mainstream tout en préservant sa liberté d'esprit. Le mérite en revient à l'ensemble de ses concepteurs (mentions particulières au travail photographique de John Iwasz, Mark Boutros et Louis Libitz, ainsi qu'à la superbe composition pour piano de Robert Frankenberg pour The Bookworm) et à l'investissement d'un réalisateur dont j'attends avec impatience les prochains travaux (je ne serais pas moins curieux de découvrir son premier long métrage, Faces, un thriller dont le style semble différer sensiblement de Theater).

Le DVD et le Blu-ray du film peuvent être commandés sur le site des productions Theatre of Terror.

Russell Hackett dans Adbucted


samedi 2 mars 2019

CONTINUITÉ ET CHANGEMENTS

Voilà plus d'un an que je n'ai rien publié sur ce blog. Les raisons de ce hiatus sont multiples. La première est l'écriture d'un nouveau livre, consacré à la teen horror contemporaine (de Scream à nos jours) ; un travail absorbant, qui m'occupe depuis bientôt trois ans, et dont je commence à voir le terme. A quoi s'ajoutent la rédaction d'articles pour des revues et des fanzines, la préparation de conférences et autres occupations chronophages. Et puis, pour être honnête, le fait d'avoir dédié ce blog au seul Torture Porn me posait problème, en ceci qu'il m'était impossible de traiter de films, de cinéastes et de sujets sans lien direct avec le sous-genre, mais qui n'en sont pas moins au cœur de mes travaux actuels. J'ai donc décidé d'élargir le champ des matières abordées, en mettant plus volontiers l'accent sur les productions indépendantes contemporaines dans le domaine horrifique -- ces métrages qui ne sortent pas en salle mais directement en DVD ou Blu-ray, après s'être baladés dans le circuit des festivals. Des films à petits (ou micro-) budgets, professionnels où amateurs, parfois bancals, parfois très aboutis, mais toujours passionnés. Il y a là un véritable vivier, qui demeure assez peu pris en compte par la critique "officielle" ou fanzinale.
Je posterai prochainement un article sur un splendide représentant de cette "horreur indé", The Theatre of Terror de Thomas Ryan (2018), une anthologie de quatre histoires fantastiques et de S.F. de très haute tenue.
Grâce à ce changement de cap et cette diversification, j'espère me remettre à écrire sur le blog de façon plus régulière.

The Theatre of Terror (Thomas Ryan, 2018)