vendredi 5 juillet 2019

I SPIT ON YOUR GRAVE : DEJA VU (Meir Zarchi, 2019)



Film-étalon du Rape and Revenge, I Spit on Your Grave (aka Day of the Woman, Meir Zarchi, 1978) constitue un cas d'école. Taxé de sexisme lors de sa sortie, il suscita de vives controverses et écopa de plusieurs interdictions avant d'être réhabilité par Carol J. Clover dans son livre "Men, Women and Chainsaws", ce qui lui valut d'être soudain considéré comme un brûlot féministe. Il ne fait aucun doute qu'en dépeignant avec une rare brutalité les viols successifs subis par son héroïne, Zarchi visait à dénoncer ces actes et non à les érotiser (la mise en scène d'une grande sécheresse leur ôtait tout caractère excitant). I Spit n'en demeurait pas moins un film d'exploitation, en particulier dans sa seconde moitié consacrée à la vengeance sanglante de Jennifer Hills, incluant une castration spectaculaire. En 2010, Zarchi contribua en tant que producteur exécutif à la réalisation d'un très honnête remake, suivi de deux séquelles nettement moins convaincantes sorties en 2013 et 2015. Peut-être déçu de la tournure prise par la franchise, il décida de repasser derrière la caméra, à près de quatre-vingts ans, pour donner une suite directe au film original. Le projet avait de quoi enthousiasmer les fans : le cinéaste allait-il réitérer son coup d'éclat quatre décennies plus tard ? Allait-il confirmer les options féministes décelées par Clover et d'autres commentateurs ? La réponse est plus complexe que prévu, à l'image d'un film-monstre où l'inspiration et le ridicule semblent se nourrir l'un de l'autre dans un farouche esprit de liberté et de ténacité créatives.


Quarante ans après avoir subi un viol collectif et s'être sauvagement vengée de ses agresseurs, Jennifer Hills (Camille Keaton) est devenue une auteure à succès, dont le dernier best-seller relate précisément son drame passé. Elle est aussi la mère d'une top model mondialement connue, Christy (Jamie Bernadette), qui fait toute sa fierté. Alors qu'elles sortent d'un restaurant, les deux femmes sont victimes de quatre kidnappeurs apparentés aux violeurs de Jennifer. Instigatrice de l'enlèvement, Becky (Maria Olsen) est bien décidée à faire payer chèrement à Jennifer la mort de son mari (suite à la castration évoquée plus haut). Mais la présence de la très vindicative Christy va contrarier les projets des vengeurs.

Camille Keaton et Jeremy Ferdman
Ce qui frappe au premier abord est la durée inaccoutumée du métrage (2 heures 28 minutes), signe d'une ambition atypique pour une production indépendante au budget réduit -- ou clin d’œil à l’éléphantiasis des blockbusters hollywoodiens contemporains ? Une telle longueur s'avère risquée commercialement : le public du Rape and Revenge (et du cinéma d'exploitation en général) n'y est guère habitué et pas forcément disposé. En outre, elle fait inévitablement craindre une certaine complaisance artistique. De fait, Deja Vu souffre d'étirements et de redites appelant un découpage plus resserré. On en vient pourtant à se demander, en découvrant la tonalité outrancière de l'action, si ces défauts ne sont pas intentionnels et n'entrent pas dans un projet de démystification du sous-genre par le biais de la surenchère.
A l'inverse du film de 1978, dont le naturalisme faisait l'efficacité, tout dans Deja Vu est hypertrophié et irréaliste au possible. Certaines incohérences laissent perplexes : pourquoi le quatuor d'antagonistes attend-il quarante ans avant de s'attaquer à Jennifer ? Comment Christy peut-elle être trentenaire, alors qu'elle est censée être née peu après le viol de sa mère ? Même problème d'âge en ce qui concerne deux des "vilains", Scotty (Jeremy Ferdman) et Kevin (Jonathan Peacy), trop jeunes pour avoir connu le frère et le cousin dont ils veulent venger la mort. La façon dont Christy leur échappe ou les berne à plusieurs reprises défie également le bon sens, même si les deux hommes sont dépeints comme de parfaits imbéciles.
Le jeu des acteurs est tout aussi déconcertant. Camille Keaton, qui reprend le rôle où elle excella en 1978, est constamment en porte-à-faux, comme si son personnage ne connectait jamais pleinement avec les événements. Jamie Bernadette, convaincante et plutôt nuancée en victime, devient une justicière monolithique dont les expressions se limitent à quelques regards noirs et butés. Face à elles, les interprètes de leurs persécuteurs se livrent à un cabotinage forcené (à l'exception de Jeremy Ferdman, plutôt mesuré), la palme revenant à Jonathan Peacy, hystérique et grimaçant. Mais c'est Maria Olsen qui emporte le morceau, dans ce qui est sans doute la prestation la plus emblématique du film. L'une des comédiennes les plus douées et les plus sollicitées du cinéma d'horreur indépendant, Olsen est aussi à l'aise dans l'économie d'effets, source d'une intensité souvent poignante, que dans la surenchère. Dans le rôle de Becky, elle combine les deux options pour un résultat sidérant. Sa performance, valeureuse mais à première vue incohérente, donne peut-être la clé des intentions de Meir Zarchi. D'une séquence à l'autre, et parfois au sein d'une même scène, Olsen passe de l'émotion contenue et d'une sincérité vibrante (lorsque Becky évoque la perte de son mari ; lorsqu'elle prononce sur sa tombe une oraison teintée de ressentiment ; lorsque Scotty lui offre des fleurs en excuse de ses bévues) à l’intempérance totale, roulant des yeux et contorsionnant ses traits pour mener le personnage aux confins du grotesque. Des variations aussi radicales deviennent presque gênantes pour le spectateur, qui ne sait plus trop s'il doit rire, applaudir ou pleurer. La partition tempétueuse de la comédienne fait de Becky une créature improbable, car s'opposant au goût du public pour les psychologies sinon linéaires, du moins structurées dans leurs contradictions. Odieuse et pitoyable, redoutable et impuissante, obstinée et perdue, Becky est inhumainement humaine : ses discordances, par la conjonction des extrêmes, lui donnent une certaine unité ; en accusant son artificialité, elles lui assurent paradoxalement une certaine véracité.

Maria Olsen
La nature de Becky reflète celle du film. I Spit on Your Grave : Deja vu est un étonnant hybride de thriller rural, de fresque mélodramatique et d'"horreur bouffe" qui, tout en ridiculisant les codes d'un sous-genre à force d'excès, semble vouloir lui assurer une nouvelle légitimité. Une légitimité qui ne tiendrait plus au discours féministe que le Rape and Revenge est censé relayer, mais à son exténuation.
Dans son livre "Fecund Horror", Noah Berlatsky déclare que s'il devait réaliser un remake du I Spit de 1978, il y intégrerait davantage de femmes justicières afin d'explorer leurs interactions et de valoriser leur solidarité. Il émet l'idée que l'épouse de Johnny (autrement dit Becky dans Deja Vu) se range aux côtés de la victime de son mari, ou que Jennifer soit assistée dans sa vengeance par sa mère, sa sœur ou une petite amie. Deja Vu réalise partiellement ces souhaits (les femmes y sont plus nombreuses, leurs relations sont étudiées, et Jennifer est épaulée par sa fille) mais dans une optique bien différente de celle, radicalement féministe, qu'envisageait Berlatsky. Ici, Becky s'oppose à Jennifer et vénère la mémoire de son mari, Christy ne pense à renoncer au mannequinat (synonyme d'objectivation) que pour fonder un foyer, et deux nouveaux personnages féminins sont de vieilles harpies aussi acharnées que Becky à la perte de Jennifer et de sa fille. En outre, Jennifer devient une figure ambiguë : en publiant un livre au titre racoleur sur ses malheurs passés, dont elle semble s'être totalement détachée (le jeu laconique de Camille Keaton contribue à cette impression), elle manifeste un mercantilisme dérangeant. On en vient à penser que Becky n'a pas tort lorsqu'elle accuse Jennifer de mépriser et d'exploiter les classes inférieures. Son succès l'a embourgeoisée et rendue un brin condescendante. Amoureuse de l'argent, elle comprend mal que Christy veuille abandonner sa carrière et refuse le million de dollars qui lui est offert pour poser topless et le crâne rasé. Elle n'est décidément plus l'héroïne libérale et féministe de 1978 -- Christy ne l'est pas davantage, avec ses rêves de mariage et de maternité. C'est que le féminisme, tel que le concevaient les seventies, a en grande partie accompli son office. Les hommes ne détiennent plus l'exclusivité du pouvoir, et ceux de Deja Vu sont pathétiquement stupides, inaptes et crédules. Incapables d'initiatives, ils sont dirigés par une femme et échouent à exécuter convenablement ses ordres. La lutte de Jennifer et de Christy contre les antagonistes mâles tourne rapidement au profit des premières, excepté lors du viol de Christy, qui n'a d'ailleurs ni la violence ni l'impact de celui du film original. Cette fois, l'affrontement se joue essentiellement entre femmes, ce qui semble être la conséquence du dépassement du féminisme. L'ardeur qu'il mobilisait, désormais sans objet, tourne à la frénésie gratuite ou au vain ressassement. Quand elle s'en prend aux hommes, Christy répète les gestes qui furent ceux de sa mère quarante ans plus tôt (nous avons droit à une nouvelle castration) à la façon d'une automate. Sa violence tourne à vide ; elle n'est plus que singerie d'un combat devenu oiseux.
Le "Deja Vu" du titre ne désigne pas seulement la répétition du calvaire de Jennifer (vécu par Christy), mais la substance du Rape and Revenge lui-même et son rabâchage d'une joute caduque. Pour le régénérer, Meir Zarchi exaspère ses clichés jusqu'à les rendre aberrants, et livre ce faisant une œuvre capricieuse, dont les travers font le mérite.

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