jeudi 24 septembre 2015

NOTES PRELIMINAIRES A L'ECRITURE DE "TORTURE PORN, L'HORREUR POSTMODERNE"


Quelques notions de base :


Le succès international de Saw et Hostel généra, outre des suites directes, une multitude de succédanés reprenant les thèmes et motifs visuels les plus identifiables des deux modèles. De cette floraison naquirent le « torture porn » et ses subdivisions.
Les mutilations et sévices commis sur des êtres humains par leurs semblables constituent le point d'intersection des films de James Wan et d'Eli Roth, qui se différencient dans leur traitement scénaristique et visuel du sujet, particulièrement dans l'évocation des conditions où la torture s'opère, et dans les intentions des tortionnaires. L'enlèvement et la captivité des victimes sont des facteurs communs aux deux œuvres, qui perdureront dans la plupart des films du sous-genre. Mais Wan et Roth les contextualisent chacun à sa façon.
Dans Saw, la captivité est associée aux notions de jeu, de test, de défi. L'action observe fréquemment une logique de jeu vidéo, en adéquation avec les visées du tueur dont l'une des formules fétiches est « Game over » (« Fin de la partie »). La surveillance par le biais d'une panoplie de caméras et de moniteurs est un autre motif important de la série, traduisant à la fois l'angoisse contemporaine face aux dérives du vidéo-flicage et à la perte d'intimité qu'elles induisent, et le voyeurisme de plus en plus marqué de notre société – encouragé par un exhibitionnisme non moins exponentiel.
Hostel
repose pour sa part sur une violence plus fruste et compulsive, une cruauté sans raffinements ni apprêts, assimilant les corps à de la matière saccageable à merci, de la marchandise anonyme et interchangeable.




Ces deux options donnèrent lieu, au sein du « torture porn », à des variations différenciées sur le thème de la captivité et de la torture. Certains films exploitèrent le filon de Saw en incluant dans leurs trames l'idée d'épreuve ou de charade, que les victimes sont contraintes de remporter ou d'élucider. On y retrouve parfois le processus éliminatoire amenant au décompte des « participants », un principe hérité des « Dix petits nègres » et cher aux suites du film de Wan. Enfin, les notions de rédemption, de réhabilitation, de rééducation, ainsi que les résidus d'une pensée fondamentaliste chez les antagonistes, sont d'autres récurrences du cycle post-Saw.
D'autres films reposent essentiellement, à l'image de Hostel, sur les avanies faites aux corps sans autre fin que la satisfaction des pulsions sadiques du tueur - ou, occasionnellement, avec un alibi médical farfelu rappelant le contexte, très sensible dans le film de Roth, des camps de la mort nazis.


samedi 19 septembre 2015

STEEL TRAP (Luis Camara, 2007)




L'un des premiers films à afficher d'évidentes similitudes avec Saw est d'origine allemande et ne fut distribué que trois ans après sa réalisation. Steel Trap fut tourné en 2004, soit un an après la mise en chantier du film de James Wan. Il est dès lors hasardeux d'affirmer que ses concepteurs capitalisèrent sciemment sur le succès de ce dernier. Tout au plus peut-on suspecter les distributeurs de s'être décidés à sortir du tiroir ce slasher au faible potentiel commercial, lorsqu'ils s'avisèrent de ses ressemblances avec Saw.
Nous y trouvons un groupe de personnages prisonniers d'un espace désaffecté et exposés aux pièges d'un tueur mystérieux dont les motivations leur (et nous) sont inconnues. Autres éléments communs aux deux films : les composantes ludiques de la machination ourdie par l'assassin (le déplacement des victimes est guidé par des charades), la présence envahissante d'écrans de surveillance, et le motif de la tête de cochon (masque utilisé par Jigsaw et ses acolytes).


L'action se déroule dans un immeuble où un réveillon de Nouvel An est organisé par une chaîne de télévision. Sept invités sont conviés par de mystérieux SMS à rejoindre le vingt-septième étage, où une soirée privée leur est réservée. Le groupe est composé d'un chanteur de rock, d'une chargée de programme, de la présentatrice d'une émission culinaire, d'un couple en conflit, d'un macho et d'une jolie blonde. Sur place, ils découvrent des cartons d'invitation leur attribuant des qualificatifs lapidaires (le macho est traité de « cochon », la chargée de programme de « double face », etc.), ainsi que des charades les orientant vers la sortie de l'étage où ils sont désormais enfermés. Pris en chasse par un tueur masqué de noir, ils trouvent la mort dans des conditions conformes aux défauts qui leur sont reprochés : le « cochon » est saigné à blanc et affublé d'un groin de porc, « double face » a le visage divisé en deux par une hache, une femme accusée d'insensibilité a le torse ouvert à la scie circulaire et le cœur arraché. L'organisatrice de ce piège s'avère être la présentatrice, désireuse de se venger des personnes l'ayant méprisée dans son enfance. Elle tue le dernier survivant après lui avoir révélé son identité, et élimine son complice, le tueur masqué, qui n'était autre que l'un de ses fans.


Steel Trap présente tous les ingrédients du slasher classique : crimes perpétrés durant un jour festif (Halloween, le 1er avril, la veille de Noël ou la Saint Valentin), vengeance d'un personnage brimé, caractérisation clichéique des victimes, élimination progressive de celles-ci, coup de théâtre final. Comme il se doit, l'assassin est l'un des membres du groupe menacé ; les meurtres sanctionnent des individus aux comportements répréhensibles, et les griefs du tueur sont ridiculement disproportionnés à sa fureur vengeresse.
A bien y regarder, le film est moins un « torture porn » qu'un revival des psycho-killers des années 1980, agrémenté d'emprunts au giallo (le look du tueur ; les éclairages bleutés) et à quelques œuvres plus contemporaines, comme Cube. En ce sens, il s'inscrit bien dans la lignée du premier Saw, qui définit l'imagerie du sous-genre sans en relever complètement (sur l'appartenance relative de Saw au « torture porn », voir la chapitre II de « Torture Porn : L'horreur postmoderne »). Il possède la même esthétique à la fois pénombreuse et glacée (beaucoup de scènes se déroulent dans des corridors et de grandes pièces vides, en particulier une cuisine carrelée de blanc, rappelant – en plus propre – la salle de bain de Saw), et abuse lui aussi du jump cut et des accélérés.


La légère originalité du film tient au profil de sa tueuse, Kathy (médiocrement interprétée par Georgia Mackenzie), véhiculant une image archétypale de la femme au foyer (son émission culinaire est extrêmement populaire à la télévision), et dont la vengeance, somme toute mesquine, se rapporte aux frustrations propres à la ménagère de la classe moyenne. Jalouse des femmes séduisantes et mieux classées professionnellement, détestant les hommes parce qu'ils la dédaignaient lorsqu'elle était une gamine obèse, mais méprisant ceux qui l'idolâtrent aujourd'hui pour sa célébrité, elle utilise les corps de ses ennemis/victimes comme ingrédients dans des recettes reprises de son show télévisé. Malgré son tempérament vindicatif, elle ne parvient pas à hausser son inspiration criminelle au-delà du triste horizon des fourneaux. Elle demeure ainsi piégée dans le rôle peu gratifiant qui lui fut assigné à l'âge adulte, et dans les ressentiments d'une enfance mal digérée. 


Le personnage pourrait être attachant si les auteurs s'étaient appliqués à le développer, au lieu d'attendre la séquence finale pour dévoiler sa vraie nature, par souci de fournir le twist obligatoire. Kathy explique alors les raisons de sa vengeance au dernier survivant, tout en rejouant pour lui son émission télévisée, avec des sourires de commande et en brandissant un carton de « chauffeur de salle » (« Applaudissez ! »). 
Ces dernières minutes font basculer le film dans la parodie Camp et lui donnent un parfum de hagsploitation imprévu – bien que Kathy n'ait pas l'âge requis pour entrer dans cette catégorie de films, son infantilisme prolongé et son association au stéréotype de la parfaite ménagère américaine l'apparentent à la Serial Mother de John Waters.


L'âge des victimes est un autre élément qui distingue Steel Trap des slashers traditionnels. Au lieu des habituels teenagers à la libido débridée, Cámara met en scène de solides trentenaires, ayant depuis longtemps rompu avec les émois de l'adolescence. La fixation de Kathy sur ses (mauvais) souvenirs d'enfance contraste avec le peu de cas que ses anciens camarades font de leur passé commun (aucun d'eux ne la reconnaît), et cette indifférence envers leur jeunesse constitue peut-être à ses yeux un autre motif de vengeance.
Ces pistes ne sont néanmoins que timidement explorées, et le film, bien que distrayant, ne quitte jamais le terrain balisé du thriller horrifique référentiel.

jeudi 17 septembre 2015

BREATHING ROOM (John Suit, Gabriel Cowan, 2008)




L'un des repompages les plus éhontés de Saw, Breathing Room emprisonne quatorze personnes dans une vaste pièce où elles doivent découvrir la raison de leur enfermement – et le moyen de s'enfuir. Observés par un maître du jeu qui leur délivre des messages par vidéo-projection, ces participants involontaires à une expérience nébuleuse sont tués l'un après l'autre lorsque s'éteignent les lumières de leur geôle. Des colliers envoyant des décharges électriques garantit leur respect des règles imposées par le surveillant. Ce dernier les informe qu'un violeur, un pédophile et un tueur en série se trouvent parmi eux, ce qui accroît le climat de suspicion entre les détenus. Lorsqu'il ne reste que deux personnes en vie, nous apprenons – sans réelle surprise – que l'une d'elles est complice de l'expérience, en l'occurrence le numéro 14, Tonya (Ailsa Marshall), dont l'entrée dans le « jeu » ouvrait le film. Elle quitte la pièce après avoir tué le dernier survivant, et s'apprête à renouveler l'expérience avec d'autres cobayes.


Les questionnements kafkaïens propres aux films d'incarcération du type Cube et Saw – « Pourquoi sommes-nous détenus ? Qu'attend-on de nous ? » – trouvent ici une non-résolution particulièrement frustrante, tant pour les protagonistes que pour les spectateurs. Suits et Cowan éludent toute explication quant à la nature de l'expérience dont les prisonniers sont les sujets ; ils ne révèlent pas davantage qui en est le commanditaire (l'état ou un organisme indépendant ?). Loin d'entretenir une angoisse métaphysique, cette irrésolution laisse la fâcheuse impression que les auteurs ne savent comment justifier leur idée de base.
La procédure du « jeu » est elle-même nébuleuse : quelle en est la finalité, quels en sont les enjeux ? L'importance de l'observance des règles est rappelée avec insistance, mais ces règles ne sont jamais formulées clairement et ne correspondent à aucune stratégie définie. Le maître du jeu indique que seules les personnes ne portant pas de collier électronique peuvent agir à leur guise sans s'exposer à des pénalités ; mais quand le numéro 0, Robert (Steve Cembrinski), est libéré de son collier, il n'en est pas moins égorgé après avoir élaboré un plan de fuite. Du reste, ceux qui obéissent aux règles sont également éliminés.


L'usure d'un sujet traité une vingtaine de fois à l'écran depuis Cube (et presque autant auparavant) pouvait être compensée par un traitement imaginatif. Elle est ici soulignée par un total désintérêt envers les implications de la situation, une paresse scénaristique qui confine au je-m'en-foutisme. Les incohérences foisonnent : ainsi lorsque Tonya, seule dans la salle d'eau, découvre dans son sac un dictaphone, une demi-clé et une photo d'elle-même, son étonnement est totalement injustifié : complice de l'expérience, elle n'a aucune raison de simuler la surprise, puisque personne ne l'observe.


Les références appuyées à Cube et à Saw (les indices sibyllins ; la méfiance des personnages entre eux ; les interventions vidéo du maître du jeu), ainsi qu'au Battle Royale de Kinji Fukasaku (les colliers électroniques), ne font que trahir l'indigence du projet, sans former une structure narrative solide. Tout aussi plaquées et attendues sont les allusions aux persécutions juives et aux tensions raciales (la prisonnière n°4 est une rescapée de la Shoah ; les numéros 10 et 13 sont afro-américains) ; elles ne dépassent pas le stade de l'anecdote et n'ont jamais la résonance qu'Eli Roth sut leur donner, sans les citer nommément, dans les deux premiers Hostel. L'ignorance où nous sommes des tenants et aboutissants de l'expérience rend illisible le personnage de Tonya, fausse héroïne et traitresse arbitraire. Elle cristallise néanmoins, comme le souligne Steve Jones, deux des enjeux majeurs du « torture porn » : la réversibilité des rôles d'oppresseur et d'opprimé, et le dépassement de la dichotomie victime/bourreau 1.

1 Steve Jones, Torture Porn, Popular Horror After Saw, Palgrave Macmillan, 2013, p.85.

mercredi 2 septembre 2015

SENSELESS (Simon Hynd, 2008)



Le britannique Senseless s'impose comme une œuvre puissante et profondément perturbante, explorant avec rigueur les implications psychologiques, politiques et sociales de la captivité de son héros. Celui-ci, Eliott Gast (Jason Behr), est un businessman américain kidnappé par un groupe d'agitateurs politiques durant un voyage d'affaires en Ecosse. Enfermé dans un appartement, il est filmé en permanence par des caméras qui diffusent sur le web les images de sa détention. Ses ravisseurs veulent en faire un exemple de leur lutte contre l'impérialisme américain, dont ils l'accusent d'être l'un des suppôts. En guise de châtiment, ils s'emploient à le priver de ses cinq sens au moyen de diverses tortures. L'interruption de son calvaire dépend du nombre d'internautes connectés au site qui le retransmet. Une baisse massive de la fréquentation, témoignant de la réprobation du public pour la cause des ravisseurs, entrainerait la libération d'Eliott. C'est l'inverse qui se produit, et le jeune homme subira jusqu'au bout son martyre sous les yeux d'un public sans cesse croissant.


Adaptation d'un roman de l'américain Stona Fitch1, Senseless est un cas rare dans le panorama du « torture porn », qui repose essentiellement sur des scénarios originaux2. Nombre de ceux-ci ont donné des œuvres solidement construites et d'une indéniable qualité narrative (Hostel; The Human Centipede et sa première suite ; The Loved Ones ; A Serbian Film), et il serait excessif d'attribuer la réussite de Senseless à son origine littéraire. Le film possède néanmoins une vertu peu répandue au sein du sous-genre : l'exploitation rigoureuse de son postulat, à laquelle la forme romanesque originale n'est sans doute pas étrangère. 
Les intentions du réalisateur Simon Hynd sont transparentes : faire un film d'horreur auto-réflexif, « demandant aux gens qui regardent des films comme Hostel et Saw pourquoi ils y prennent plaisir. Il s'agit de s'emparer des conventions et de les déboîter »3. Le roman de Fitch ajoute à ce projet une dimension politique plus marquée que dans les autres « torture porns ». L'écrivain eut l'idée de son livre lorsque, résidant à Anvers, il mesura l'ampleur du sentiment anti-américain en Europe ; il admet également que les harangues du tortionnaire en chef, Blackbeard (Joe Ferrara), recoupent certaines sentences d'Oussama Bel Laden. « L'épreuve de Gast eut un terrible parallèle avec la mise en ligne de la décapitation de Daniel Pearl, ajoute-t-il. Les groupes anti-globalisation et anti-Etats-Unis – qui commençaient tout juste à apparaître quand j'ai écrit « Senseless » – prirent de l'importance peu de temps après »4.


Le rejet que l'interventionnisme et l'impérialisme américains suscitaient à travers le monde engendra une inquiétude étasunienne qui s'exprimait de façon latente dans Hostel, et que Senseless aborde sans détours. Pour Blackbeard et ses amis, l'Amérique d'aujourd'hui est aussi assoiffée de conquête et de domination économique que l'Angleterre de la reine Victoria ; la seule différence est que « son empire est caché. Ses batailles n'ont pas lieu à découvert sur les mers, mais à travers le mouvement d'énormes sommes d'argent » (dixit Blackbeard). 
Le choix d'Eliott Gast en tant que victime expiatoire est très vite dénoncé comme arbitraire par l'intéressé. Sa qualité d'homme d'affaires opérant d'obscures tractations au nom de son pays ne fait de lui qu'un infime rouage du système dénoncé par ses kidnappeurs. A quoi Blackbeard lui rétorque que Gast n'a pas à en juger : « Vous avez fait vos choix, vous devez en accepter les conséquences ». Cette remarque, faisant suite à l'observation que Gast n'est « pas détenu, mais puni », met l'accent sur les résonances morales de l'opération menée par le groupe anonyme. Conjointement à l'idéologie d'une nation, ce sont les choix et les agissements d'un individu qui font l'objet d'une évaluation à finalité punitive. On retrouve ici la démarche d'un Jigsaw, se vengeant de ce qu'il estime être la dérive de l'humanité sur des spécimens isolés, au nom d'une éthique personnelle, et avec une bonne dose d'arbitraire.


La dimension morale du châtiment est corroborée par sa nature même : Gast sera privé de ses cinq sens parce qu'il est considéré comme un jouisseur, à l'instar de ses compatriotes et de son pays. Les grandes revendications politiques de Blackbeard dissimulent mal une condamnation du plaisir sous toutes ses formes, à travers tous ses modes d'obtention. Gast aura successivement la langue brûlée au fer à repasser, les narines cautérisées, la surface des mains râpée et enduite d'une résine corrodante, le conduit auditif percé jusqu'au nerf, enfin l'œil arraché avec une petite cuillère. Des supplices dignes de l'Inquisition, affectant moins ce qui détermine la conscience sociale et idéologique de l'homme que la source de son appréhension physique du monde, les agents de la volupté. Difficile de ne pas percevoir dans ces tortures presque médiévales l'exercice d'un puritanisme radical, qui, s'il rejoint dans une large mesure le fanatisme des extrémistes religieux que Hynd et Fitch identifient à Blackbeard et à ses comparses, n'est pas étranger à l'Amérique elle-même.


Ce rapprochement trouve un prolongement dans la connexion opérée par les auteurs entre les supplices endurés par Gast et un acte répréhensible qu'il commit dans son enfance. Agé d'une dizaine d'années, il vendit des soldats de plomb à un jeune garçon Noir, en profitant de sa cécité pour le tromper sur la somme d'argent reçue. On peut voir dans cet acte le germe des tractations douteuses auxquelles il se livrera à l'âge adulte – c'est dans cette optique que Gast se le remémore. 
Pourtant, cet épisode traumatique (son père l'obligea à présenter à tout le voisinage des excuses « pour ses péchés envers son pays et sa race »), réactivé par sa situation actuelle, semble mal proportionné aux reproches dont il fait l'objet. Au reste, la symétrie établie par les auteurs entre cet événement passé et les circonstances présentes assimile Blackbeard et sa bande au père punisseur. Autrement dit, les activistes anti-américains souscrivent au paternalisme rigoureux et typiquement américain évoqué dans le flashback. Loin de tout manichéisme, Simon Hynd suggère ainsi le lien entre deux idéologies a priori antagonistes. Les « méchants » de son film (les activistes) et le système économico-politique que notre sympathie pour Gast nous inclinerait à absoudre, sont renvoyés dos à dos. Le néolibéralisme impérialiste américain est justement présenté par le cinéaste – tout comme l'extrémisme de Blackbeard – comme une émanation du paternalisme et du patriarcat, une force coercitive reposant sur la prétendue autorité (dogmatique et punitive) d'une élite auto-proclamée.


Pour Hynd et le romancier qu'il adapte, les méfaits de ce système ont transmis à notre société une maladie dont les internautes qui suivent quotidiennement le calvaire de Gast – et Gast lui-même – portent les stigmates. Parfait rejeton de la « société du spectacle » dénoncée par Guy Debord5, Gast est d'abord prisonnier de l'univers spéculatif dans lequel il s'ébat, et dont son style de vie (son standing) constitue la façade attrayante. Son enfermement et son exposition forcée aux caméras ne font que manifester concrètement son aliénation et son statut d'homme-spectacle au sein du monde capitaliste. 
Face à lui, les voyeurs connectés au site internet diffusant les images de son supplice sont d'autres produits du néolibéralisme, d'autres aliénés niant leur aliénation en consommant des images qui les entretiennent dans l'illusion de la détention du pouvoir et de la jouissance d'un privilège. Semblables aux spectateurs de Hostel : Part III, ils occupent (à moindre frais) les premières loges d'un théâtre de la cruauté où l'être humain est chosifié. La seule différence (et la grande ironie de leur situation) est qu'ils croient assister, à travers les souffrances de Gast, au châtiment d'un système blâmable, tout en participant pleinement à ce dernier, par leur statut de public subjugué.


« Les gens sont fascinés par la peine et la souffrance, tant que ce ne sont pas les leurs »
, observe Blackbeard lorsque son prisonnier s'insurge de l'assiduité des internautes. Un constat qui, repris sur un mode moins laconique, fournit l'argument central des adversaires du cinéma d'horreur et du « torture porn » – on notera qu'il fait écho à l'intention déjà signalée de Simon Hynd de « demand[er] aux gens qui regardent des films comme Hostel et Saw pourquoi ils y prennent plaisir ». 
A la lumière du discours politique sous-tendant le scénario et du parallélisme encouragé par le cinéaste entre les internautes du film et les spectateurs que nous sommes, il semble bien que sa démarche soit elle aussi critique du genre. Cette réflexion, présentée avec cohérence, fait néanmoins (et comme souvent) abstraction d'une différence essentielle entre les témoins volontaires des souffrances de Gast et le public du « torture porn » : les premiers savent qu'ils assistent en direct à des faits réels, le second est conscient qu'il est le spectateur d'une fiction. Les excès du « torture porn » – sa représentation d'une violence simulée et souvent irréaliste – conduisent le spectateur à se libérer de l'illusion de vraisemblance qui fournit à tout spectacle son plus puissant outil d'implication et de manipulation. La violence du sous-genre, certes impliquante sur un plan viscéral, provoque parallèlement, de par son outrance même, une distanciation effective (parfois par réflexe protecteur : le spectateur, pour dominer son émotion, se concentre sur l'idée que « ce n'est qu'un film »). En d'autres termes, le sous-genre, parce qu'il fait appel à l'insoutenable sous sa forme la plus radicale (la torture, les mutilations), contraint le public à suspendre partiellement sa crédulité et son investissement affectif ; il s'avère en cela particulièrement destructeur du pouvoir captieux du spectacle.


Aussi abouti soit-il, Senseless n'évite donc ni les contresens, ni la tentation moraliste propre à certaines œuvres du genre. Une tentation que Simon Hynd trahit d'ailleurs en interview lorsqu'il déclare que le défi posé à son héros est de « se confronter à certaines des mauvaises choses qu'il a faites dans sa vie et à ce que sa vie sera après cette expérience »6. L'on croit entendre l'un des sermons adressés par Jigsaw à ses victimes. Au fond, cette déclaration ne diffère guère des arguments fournis par Blackbeard pour justifier ses actes ; elle participe de la démarche faussement réhabilitatrice et foncièrement correctionnelle que le film entend dénoncer.
Plus maîtrisée se révèle l'approche de l'homosexualité et des rapports de sexe que Hynd opère en filigrane de l'action. Le sadisme de Blackbeard, comme celui du tortionnaire hollandais de Hostel, dont il partage la diction onctueuse et le goût pour les aphorismes, nous est discrètement indiqué comme la forme compensatoire d'une homosexualité refoulée. Lorsqu'il félicite Gast pour le choix de ses cigarettes, son « Vous avez très bon goût », accompagné d'un regard appréciateur, présente un double sens manifeste. Plus tard, sa réplique rageuse après une altercation avec son prisonnier – « Je devrais vous enculer à mort ! » – dissipe toute ambiguïté. Hynd pose ici la négation du désir homosexuel comme l'un des moteurs de la violence masculine et de l'idéologie qui la justifie.


L'unique figure féminine du film, Nim (Emma Catherwood), porte-parole des activistes auprès de Gast et infirmière occasionnelle, apparaît quant à elle comme la victime consentante de la domination mâle, dédiée à leur cause mais potentiellement accessible à la compassion. Hynd nous maintient dans l'attente de son revirement idéologique, sans que celui-ci ne soit justifié autrement que par son attirance pour Gast (ce qui constitue un motif un peu court). Le cerveau lavé par la doctrine de ses compagnons, elle occupe auprès d'eux une position subalterne et se voit assigner des tâches conformes aux attributions de son sexe : les soins physiques, le réconfort moral, la séduction. Significativement, alors que les autres membres du groupes ont les visages dissimulés (masques d'extra-terrestres pour les exécutants ; loup noir pour Blackbeard), elle ne porte qu'un voile cachant imparfaitement ses traits et la rendant plus désirable que menaçante. Sa féminité limite son droit à l'anonymat et la cantonne à des fonctions quasi-domestiques, dont elle semble s'accommoder.
Elle commettra l'imprudence de révéler son prénom à Gast, qui le clamera dans un moment de désespoir, la désignant ainsi à de possibles recherches policières. Giflée par Blackbeard, elle l'abat lorsque Gast arrache le masque de ce dernier dans une empoignade – elle commet là un acte de pure vengeance, que la perte du masque ne justifie aucunement. Ayant pris sa revanche sur son mentor, elle ne rejettera pas pour autant ses préceptes, et poursuivra son œuvre contre toute attente, en condamnant Gast à l'énucléation. Si cette castration symbolique, succédant au meurtre de Blackbeard, achève le renversement de l'hégémonie masculine, elle confirme également l'assujettissement de Nim à l'idéologie prônée par ce pouvoir, et ajoute doublement au pessimisme du film. Un pessimisme que le finale ne dissipe pas : ayant perdu un œil et privé de ses autres sens, Gast recouvre finalement la liberté sans que son expérience ait produit d'autre effet que d'en faire la vedette du jour, portée en héros sur les épaules de ceux-là mêmes qui scrutèrent quotidiennement ses souffrances.

1 Edité en France sous le titre « Sens interdits », Calmann-Levy, 2002 ; Le Livre de poche, 2004.
2 Jack Ketchum est un autre exemple peu courant de romancier ayant inspiré le sous-genre.
4 Stona Fitch, entretien sur le site BooksfromScotland.com, <http://www.booksfromscotland.com/Authors/Stona-Fitch>.
5 Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet/Chastel, 1967.