mercredi 9 octobre 2019

THE UNDERTAKER (William James Kennedy, Frank Avianca, Steve Bono, Richard E. Brooks, 1988)

Obscur slasher tourné en plein déclin du sous-genre (huit ans avant que Scream ne le remette au goût du jour), The Undertaker est la dernière production à laquelle participa Joe Spinell, icône du cinéma d'horreur depuis sa mémorable prestation dans le Maniac de William Lustig. Jamais distribué en salles et réputé inachevé, le film circula pendant des années plus ou moins sous le manteau en VHS bootlegs. C'est sans nul doute la présence de Spinell qui lui valut d'être tiré de l'oubli par Code Red en 2010 à l'occasion d'une sortie DVD, puis d'être réédité en 2017 par Vinegar Syndrome dans un combo DVD/Blu-ray offrant le montage original et intégral -- totalement différent de la copie accessible en VHS et reprise par Code Red.
Le comédien y incarne à nouveau un psychopathe, en l'occurrence un croque-mort misanthrope qui élargit sa clientèle en trucidant de jolies demoiselles dont il conserve les dépouilles dans sa cave. Son neveu soupçonne à juste titre l'"oncle Roscoe" de nécrophilie et demande l'aide de sa professeure d’anthropologie, spécialiste du sujet. D'abord incrédule, cette dernière éprouve de sérieuses inquiétudes lorsque le jeune homme se volatilise sans crier gare. Elle se confie à sa colocataire qui l'incite à alerter la police, fort occupée à élucider les disparitions des proies de Roscoe. Mais celui-ci n'est pas homme à laisser quiconque entraver ses activités criminelles.
Tout annonce un produit opportuniste capitalisant sur la popularité durable de Maniac, auquel Spinell avait déjà tenté de donner une suite en 1986. Comme le Frank Zito du film de Lustig, Roscoe est un être asocial dévoré par des obsessions qui altèrent son sens de la réalité. Comme Zito, il adore s'entourer de compagnons imaginaires -- des mannequins dans Maniac, des cadavres ici -- devant lesquels il soliloque . De fait, The Undertaker est clairement un ersatz élaboré à tâtons et "bénéficiant" d'un budget encore plus réduit que celui de son modèle. Effets spéciaux rudimentaires, mise en scène paresseuse (assurée par quatre réalisateurs, et non par le seul Franco de Stefanino, qui n'est qu'un pseudonyme portemanteau), acteurs à peine professionnels : autant d'ingrédients typiques du slasher indépendant de série Z, comme il s'en manufacture encore des dizaines aujourd'hui. Pourtant, la bande s'avère fascinante en raison de son caractère incroyablement morbide, qui ne doit rien à son sujet (glauque, mais platement traité) ni à ses options esthétiques (d'ailleurs inexistantes). Le malaise est tout entier redevable à la personnalité de Spinell et à son interprétation, si l'on peut désigner ainsi ce qui s'apparente plutôt à un "acte de présence" zombiesque, où l'abrutissement éthylique est parfois secoué par des tentatives de cabotinage convulsives mais avortées.
Le cinéma a régulièrement abordé le sujet de la déchéance de vedettes adulées, sous un angle tragique ou horrifique (Boulevard du crépuscule ; Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?), parfois humoristique (Ennemis comme avant ; Où est passée mon idole ?). Le spectacle réel d'un tel délabrement, lorsque nous y sommes confrontés, a un caractère douloureux et pathétique. Le cinéma d'horreur, refuge familier de comédiens à bout de course et de guest stars alcooliques (que l'on songe à Lon Chaney Jr., Cameron Mitchell, Aldo Ray, Dennis Price, etc.), nous y a fréquemment conviés. Le cas de Spinell dans The Undertaker est un peu différent ; les sentiments qu'il nous inspire vont au-delà de la gêne ou de la pitié : ils flirtent avec l'effroi, tant l'état du comédien perturbe et finit par faire corps avec la psychologie -- sommaire mais dérangeante -- de son personnage. Suant et édenté, l’œil vague, le cheveu gras, le ventre distendu, Spinell semble être l'un des pensionnaires du funérarium de Roscoe. Ses gestes sont pesants, sa démarche est mal assurée, sa voix grave se noie dans un débit spongieux où les mots parfois se dérobent ou se figent, jouets d'une mémoire défaillante. C'est un jeu "au radar", qui d'ailleurs n'est même plus un jeu mais un renflouage de vieux réflexes, d'automatismes flottant à la surface d'une présence assoupie. Puis soudain, la conscience du comédien s'ébroue, le souvenir lui revient d'un rictus, d'une œillade, d'un froncement de sourcil qui le propulsèrent naguère au rang des "Rois de l'Horreur" -- un titre dont il s'enorgueillissait. Reprenant du poil de la bête, le cher Joe tente de raviver sa flamboyance fanée ; mais l'effort est trop accablant pour demeurer praticable. La main qui s'empare d'un lourd bibelot pour défoncer le crâne d'une victime s'abat avec mollesse et au ralenti ; le ricanement qui ponctue chaque crime tient du hoquet, et encore ! du hoquet radoté, simulé, trop artificiel pour donner le frisson ; les crises d'angoisse ou d'euphorie sardonique qui firent la fortune de Frank Zito se muent en pantomimes hasardeuses. On note également un curieux efféminement de la gestuelle qui donne au personnage une saveur queer inattendue, mais pas injustifiée. Roscoe est un célibataire vivant avec sa sœur aînée ; Spinell était un homme à femmes avec lesquelles il entretenait des liaisons-éclairs, mais qui vouait un culte à sa vieille mère, dont il aurait fait sa fiancée si elle avait été plus jeune, selon son ami Luke Walter. (1) On ne sait trop si cette follitude inhabituelle chez l'acteur relève d'une décision concertée ou s'il s'agit d'un lapsus imputable à son ébriété -- Richard Lynch raconte qu'il le découvrit ivre mort lors d'une soirée, vêtu d'une robe de sa mère et maquillé "comme une femme peinte par Picasso".
Il peut advenir que, cherchant son texte, Spinell lorgne subrepticement la caméra. Lors d'une séquence ahurissante où Roscoe savoure ses méfaits en sirotant du champagne, le comédien s'empêtre dans ses mouvements et dans la fumée de sa cigarette, écarquille les yeux pour ne pas les cligner et fixe une fois de plus l'objectif d'un regard mi-arrogant, mi-contrit (la prise, qui aurait logiquement dû être refaite, fut conservée, sans doute par économie, et se prolonge sans raison). En une occasion, cependant, le talent de Spinell sourd de l'écran comme un souvenir fané : interrogé par deux policiers, Roscoe détourne leurs soupçons sur son neveu qu'il accuse de nécrophilie ; il le fait en larmoyant, s'affligeant du vice du pauvre garçon dans un élan d'hypocrite affection. Dans les bouffissures du visage qu'il distord à plaisir, on retrouve les vestiges d'une maîtrise perdue, le génie d'un histrion qui savait comme nul autre transmettre à sa physionomie menaçante la fragilité effarouchée d'un enfant incompris. Cette fragilité, dans The Undertaker, est celle d'un artiste jadis accompli qui se découvre prisonnier d'un corps malade et d'un esprit embrumé par les excès de toutes sortes.
Pourtant, comme le déclare le scénariste et (co-)réalisateur William Kennedy (dans un entretien-bonus du Blu-ray édité par Vinegar Syndrome), les défaillances et l'ébriété de Spinell conviennent à Roscoe ; elles s'accordent au délabrement mental du personnage. J'irai jusqu'à dire qu'elles font basculer le film dans une dimension autre, celle de l'inquiétante étrangeté chère à Freud, ce sentiment qui nous étreint quand l'intime nous apparaît étranger, autre absolu, et génère l'angoisse. Cet intime discordant, cet autre qu'incarne Spinell, c'est l'image de la déchéance qui nous guette si nous ne contenons pas nos démons, c'est l'usure et la mort qui nous habitent et qui secrètement nous travaillent. Bien sûr, il se trouvera des moralistes pour condamner la trouble fascination qu'exerce le spectacle d'une telle dégradation. Cette attirance n'a pourtant rien de malsain, ni de dépréciateur envers celui qui la suscite ; elle relève de l'empathie et non de la condamnation.
A l'origine, Roscoe devait être incarné par Richard Lynch, autre spécialiste iconique des emplois de "méchants" et de psychopathes. Retenu par un tournage, il céda la place à son ami Spinell, à ce point motivé par le rôle qu'il prit l'initiative de réaliser une vidéo personnelle en guise d'audition. William Kennedy estime aujourd'hui que, malgré son professionnalisme et son talent, Lynch n'aurait pu insuffler à Roscoe la part de folie qui lui apporta son successeur. Il est difficile de ne pas souscrire à cette opinion. Spinell "fait" littéralement le film ; il transforme une série Z insipide en une œuvre perturbante et insalubre. Pour tout dire, et malgré tous ses défauts, on peut préférer ce film à Maniac, dont la brutalité et l'énergie sont certes excitantes, mais dont la noirceur calibrée et intentionnelle pâlit face à l'aura naturellement lugubre de The Undertaker.

(1) Témoignage de William Lustig dans le documentaire The Joe Spinell Story (David Gregory, 2001).

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