dimanche 28 juillet 2019

THE HONOR FARM (Karen Skloss, 2017)


On ne saurait reprocher à Karen Skloss de manquer d'ambition : pour son premier long métrage, elle tente clairement de s'inscrire dans le sillage du chef-d’œuvre de David Robert Mitchell, It Follows (2014), en livrant une fable fantastico-horrifique sur le passage à l'âge adulte et la découverte d'une sexualité active. Sujets classiques de la teen horror (et du teen movie en général), dont le traitement s'écarte rarement de la mécanique ultracodifiée du slasher (y compris chez le Wes Craven des Scream) ou des conventions du néo-gothique pop. Le projet de Skloss est de sortir de ces structures figées tout en maintenant un ancrage dans le genre, mais sans recourir à la déconstruction métafilmique de films comme La Cabane dans les bois (Drew Goddard, 2011) ou Scream Girl (Todd Strauss-Schulson, 2015). L'intention est louable et peut donner lieu à des réussites éclatantes, comme le film de Mitchell ; elle nécessite cependant une parfaite connaissance du cinéma d'horreur et de ses implications métaphoriques. Si Karen Skloss les possède, elle échoue à concilier épouvante et Art et Essai, à l'instar de nombreux cinéastes titillés par le concept un peu fumeux de la High Horror.
L'héroïne de The Honor Farm, Lucy, se prépare avec autant d'excitation que d'appréhension à participer au bal de promo de son lycée. Ayant décidé de perdre sa virginité à cette occasion, elle ne tarde pas à déchanter lorsque son boyfriend, ivre mort, anticipe un peu cavalièrement ses attentes. Sur la suggestion de sa meilleure amie, elle se joint à une bande d'étudiants marginaux qui projettent de passer la nuit dans une ancienne prison de sinistre réputation. Le lieu, qui abrita jadis les exactions de gardiens sadiques, est censé être fréquenté par des satanistes qui y accomplissent leurs rituels. Sous l'influence de champignons hallucinogènes, le groupe va vivre une nuit terrifiante dont Lucy sortira transformée.
La première scène donne le ton de l'ensemble : dans le décor féérique d'une crique surplombée par une cascade, nous voyons Lucy s'offrir à un jeune homme sous les yeux de son double, au cours d'une sorte de cérémonie païenne. Nous découvrons ensuite qu'il s'agit d'une rêverie à laquelle s'abandonne l'adolescente sur le siège de son dentiste. Karen Skloff affirme d'emblée un sens pictural certain, qu'elle déploie tout au long du film lors de courtes séquences oniriques traduisant les craintes et les aspirations de l'héroïne. L'action est truffée de ces vignettes fantasmatiques dont la fonction n'est pas seulement d'illustrer les états d'âme de Lucy, mais aussi d'assurer au film une dimension arty nettement redevable à David Lynch (la réalisatrice admet cette influence dans une interview). Le procédé permet des dérapages surréalistes essentiellement liés aux atermoiements de Lucy, une adolescente encline aux questionnements existentiels.
Tourmentée par un sentiment d'incomplétude probablement lié à sa virginité ("Une partie de moi-même n'est pas encore construite", déclare-t-elle), elle l'est aussi par l'incertitude de vivre dans un monde concret. "Où s'arrête le rêve, où commence la réalité ? La réalité existe-t-elle seulement ?", s'interroge-t-elle dès le début du film avant de déclarer qu'elle souhaite précisément vivre quelque chose de réel au cours de la soirée. Dès lors, on comprend mal qu'elle accepte sans rechigner de consommer des champignons hallucinogènes, ce qui n'est certes pas le meilleur moyen d'atteindre son objectif. De fait, la réalisatrice et son coscénariste Jay Tonne Jr. entretiennent volontairement le doute sur l'authenticité des événements survenant dans la prison et dans les bois environnants. Ils nous encouragent même, lors de la conclusion, à y voir les hallucinations des jeunes gens, ce qui impliquerait que le groupe partage un délire commun, dont la trame n'est pas affectée par leurs subjectivités respectives. Car rien n'indique que les manifestations étranges ou surnaturelles soient perçues de manière différente par chacun -- une donnée assez déconcertante, puisque l'un des personnages intervenant dans ces divagations n'est probablement connu que de Lucy (il s'agit de son dentiste). Cette indétermination ressemble moins à un choix scénaristique qu'à une paresse des auteurs, qui estiment probablement que la tonalité fantastique du film autorise l'incohérence.
Les éléments proprement horrifiques du récit souffrent d'une même approximation. L'idée que la prison (un camp de travail pénitentiaire qui donne son titre au film) est hantée par les victimes de gardiens tortionnaires est évoquée par les protagonistes mais n'est pas exploitée par la suite. Une cérémonie sacrificielle vaguement sataniste est amorcée, mais elle tourne court et manque de crédibilité. Ces éléments ne sont que des ingrédients rapportés permettant au film de s'inscrire dans la teen horror, sans que l'on perçoive une réelle conviction, ni même un grand intérêt pour le genre, de la part de Skloss et Tonne Jr. Les aspects philosophiques et métaphysiques ne sont guère plus convaincants. Outre les réflexions somme toute banales énoncées par Lucy, ils s'incarnent dans les apparitions ponctuelles d'une femme à tête de cerf, créature sphingienne symbolisant peut-être les potentialités de Lucy, cette part "non construite" d'elle-même dont elle parle à son nouveau compagnon, JD. Comme Frank, le lapin humanoïde de Donnie Darko, la femme-cerf est une présence ambiguë, dont on ne sait trop si elle constitue une menace ou si ses intentions sont secourables. Plutôt cinégénique, elle perd de son aura lorsqu'elle soumet à Lucy une énigme indigente : "Qu'est-ce qui n'a ni commencement, ni fin, ni milieu ?" La réponse, "un donut", se veut une fausse boutade : Skloss enchaîne sur un plan de Lucy sortant de son décolleté un préservatif, dont la forme renvoie à la pâtisserie. C'est donc la sexualité qui est en cause, le trou central du donut évoquant également le sexe féminin. Mais toute cette symbolique apparaît forcée et, pour tout dire, un tantinet ridicule. Nous sommes loin de It Follows, où l'anxiété suscitée par le sexe s'exprimait de manière allégorique sans nuire aux effets de terreur plus traditionnels.


Malgré ces défauts, The Honor Farm reste une tentative bienvenue de contourner les clichés du slasher sans miser sur la distanciation ou l'intertextualité. C'est l'un des rares exemples (le seul ?) du sous-genre où les adolescents ne sont pas voués à la mort, où leur vie n'est d'ailleurs jamais réellement en danger (notons qu'ils font également montre d'une solidarité rare). Ils sortent de l'aventure plus équilibrés et sereins, ayant gagné en maturité sans perdre de leur indépendance, en particulier dans le cas de Lucy. C'est du moins ce que Karen Skloss souhaitait exprimer ; selon ses propres termes, son but était d'exposer le cas d'une fille qui "crée son propre rituel de passage à l'âge adulte, au lieu de se contenter de ce que le bal de promo est censé représenter" (interview pour le site Daily Dead). On peut regretter que cette autonomie d'action donne un résultat des plus conventionnels : après avoir découvert le grand amour en la personne de JD, Lucy s'apprête à mener une existence conforme aux attentes de la société hétéropatriarcale. Mais comme le dit l'un des personnages du film, citant Emerson : "Ce n'est pas la destination qui compte, c'est le chemin". Dans le cas de The Honor Farm, c'est la feuille de route plutôt que le parcours lui-même et que le but atteint qui emporte l'adhésion. C'est peu, mais c'est toujours ça de pris.



mercredi 24 juillet 2019

MAD MOVIES 331


Dans le double numéro estival de MAD MOVIES, j'ai eu le plaisir d'écrire un mini-dossier sur la ressortie en salles de quatre films emblématiques de Lucio Fulci : Perversion Story, Le Venin de la peur, La Longue nuit de l'exorcisme et L'Emmurée vivante. Quatre exemples d'un "néo-irréalisme" typiquement fulcien.

lundi 22 juillet 2019

BAD BEN (Nigel Bach, 2016)


C'est probablement le found footage le plus économique jamais tourné -- et c'est aussi l'un des plus réussis. 
300 dollars, 1 iPhone, 2 ou 3 caméras, 1 homme (Nigel Bach, réalisateur, scénariste et seul acteur), une maison (le domicile de Bach) : tels sont les principaux ingrédients de Bad Ben, auxquels il faut ajouter une bonne dose d'ingéniosité et d'obstination. A première vue, l'intrigue n'est pas très engageante : le quinquagénaire Tom Riley achète une vaste propriété pour un prix dérisoire dans une "vente du shérif" (enchères publiques où les biens vendus ont été saisis suite à un jugement). A peine prend-il possession de sa demeure que des phénomènes étranges se succèdent : déplacements de meubles, bruits inquiétants, dérèglement du système de vidéo-surveillance installé par les anciens propriétaires. Croyant d'abord à des cambrioleurs, Tom va devoir admettre, malgré son solide scepticisme, que sa maison est bel et bien hantée. On l'aura compris, c'est Paranormal Activity (et une cinquantaine d'autres films) avec un célibataire bedonnant. La différence réside dans le traitement vraiment minimaliste et plein d'humour, ainsi que dans un sens aigu de l'atmosphère, source d'un malaise sournois.
On pourrait presque dire que la réussite de Bad Ben naît d'un semi-malentendu. Ancien militaire amateur de cinéma et désœuvré par la retraite, Nigel Bach voulait réaliser un film d'épouvante fauché mais sérieux. Forcé de composer avec des moyens réduits et une absence totale d'expérience, il opta pour le found footage, dont la vogue persistante semblait lui garantir un minimum d'audience. Il s'inspira logiquement d'un des plus grands succès de ce courant filmique et rédigea son scénario dans le respect scrupuleux des codes en vigueur. Pour créer le personnage de Tom Riley, il se basa sur sa propre personnalité, celle d'un Américain moyen pragmatique, entêté et volontiers bougon. C'est là qu'est le coup de génie : un tel individu se rencontre rarement dans le found footage horrifique, généralement peuplé d'adolescents ou de trentenaires séduisants. Le comportement de Tom face au surnaturel est si décalé qu'il prend le spectateur par surprise et génère des effets humoristiques indépendants des intentions de Bach. S'il s'agit de comique involontaire, il ne tient pas à l'amateurisme de la mise en scène ou à des moments de ratage, mais au tempérament du réalisateur-acteur et au caractère insolite de sa plongée dans le paranormal. Riley est constamment en porte-à-faux avec les réactions traditionnelles des protagonistes de ce type d'histoires. Découvrant une tombe ornée de pierres et d'une boîte à musique pour bébé sur le terrain de sa propriété, il la démolit en ronchonnant et pense à la somme qu'il tirera du jouet sur eBay. Plus tard, il n'est pas plus impressionné en trouvant dans son abri de jardin un sac contenant la photo d'un nourrisson, une layette tachée de sang, et une batterie de couteaux de cuisine. Il laisse le sac sur place mais emporte les couteaux, sans doute dans l'intention de les revendre.
A mesure que la présence d'une ou de plusieurs entités surnaturelles se confirme, Riley se montre de plus en plus grincheux. Le moment le plus drôle concerne la découverte de poupées vaudou, d'une bougie (qui s'allume comme par enchantement) et d'autres objets ésotériques dans le grenier. Exaspéré plutôt qu'effrayé, Riley souffle la bougie et fourre l'ensemble des objets dans un sac en maugréant que "toute cette merde va se retrouver aux ordures".
C'est que son principal souci est la difficulté qu'il rencontrera désormais pour revendre sa maison, comme il en avait l'intention. Après qu'il ait eu confirmation de la hantise (au cours d'une scène astucieuse où la boîte à musique fait office de ouija), sa seule stratégie consiste à engueuler le ou les fantômes et à leur affirmer qu'ils ne l'effraient pas. C'est sans doute le cas, du moins jusqu'à ce qu'une entité le passe à tabac au beau milieu de la nuit, en réponse à sa mise au défi de l'attaquer physiquement. Après avoir fondu en pleurs, Riley se ressaisit et décide d'improviser un exorcisme de la demeure -- tout en se filmant avec une perche à selfie, ce qui produit un effet assez cocasse.
Par certains aspects, le film n'est pas sans évoquer Le Fantôme de Canterville, où un spectre échoue à terrifier les nouveaux propriétaires, terriblement cartésiens, du château qu'il hante depuis des générations -- à ceci près que le roman de Wilde adopte majoritairement le point de vue du fantôme, alors que Bad Ben épouse celui de l'habitant récalcitrant. Il y a quelque chose d'amusant à suivre les déambulations de ce misanthrope chauve et ventripotent, arborant des maillots et des boxers informes. A priori, le spectacle n'a rien d'excitant pour le public du found footage ; pourtant, on finit par s'attacher sincèrement à Riley et par compatir à ses déconvenues. Contrairement à de nombreux films d'horreur contemporains où les victimes de phénomènes paranormaux sont des couples en crise fragilisés par leurs dissensions, Bad Ben associe la menace surnaturelle à la solitude et à l'isolement qui pèsent -- sans qu'il s'en plaigne jamais -- sur le "héros", et qui rendent ses mésaventures touchantes. Vieux garçon ou peut-être divorcé, Riley n'a personne avec qui partager ses questionnements, et son habitude de filmer chacune de ses actions et de parler à sa caméra (une manie dont il s'étonne dans une séquence) a sans doute une valeur compensatoire. Cette situation explique le caractère bourru du personnage, qui semble également être celui de Nigel Bach, réputé pour sa causticité et son manque de diplomatie face à ceux qui critiquent son travail (il écopa d'une interdiction à vie de poster des commentaires sur sa page d'Amazon Prime, suite à ses réactions un peu trop virulentes à des avis négatifs). C'est qu'à l'instar de Tom Riley, Bach a dû se débrouiller seul pour mener à bien son projet, après les désistements de plusieurs collaborateurs. La genèse de la première scène de Bad Ben est à ce titre significative : alors qu'il rentrait chez lui au volant de sa voiture, Bach reçut l'appel d'une actrice annulant sa participation au tournage ; rageur, il décida qu'il se débrouillerait sans l'aide de personne et commença aussitôt de se filmer sur son iPhone pour ce qui devait être les premières minutes du film. Une telle détermination force la sympathie et le respect.
Assez rapidement, Bad Ben piqua la curiosité des amateurs d'horreur indépendante, et le bouche à oreille aidant, s'attira un public de fans dévoués. Un succès modeste mais suffisant pour que Bach se lance dans une franchise qui compte à ce jour pas moins de six titres (et un court métrage d'animation). On peut légitimement se demander si le miracle du coup d'essai a pu se reproduire, car il faut bien admettre que le procédé original repose sur un argument trop ténu pour être à ce point décliné. Personnellement, je n'ai vu aucune des suites, mais si leur nécessité me semble a priori discutable, la tentation est forte de retourner à la maison de Steelmanville Road, Egg Harbor Township, New Jersey, et d'y retrouver son singulier propriétaire.
Le site de la franchise donne accès aux films sur Amazon Prime.  

vendredi 12 juillet 2019

COURT MÉTRAGE : WITCHFINDER (Colin Clarke, 2013)

L'affiche de Witchfinder annonce clairement un hommage au Grand Inquisiteur (The Witchfinder General, 1968) de Michael Reeves : la tenue du chasseur de sorcières, ses cheveux longs et sa barbe grise font plus qu'évoquer le Matthew Hopkins incarné par Vincent Price. Pourtant, les similitudes entre les deux œuvres se bornent à l'apparence et à la caractérisation d'un personnage d'inquisiteur aux jugements expéditifs et à la moralité douteuse. Pour le reste, le court métrage de Colin Clarke est plus proche du gothique flamboyant de la Hammer (celle des Sévices de Dracula, Twins of Evil, 1971) que du réalisme morbide du film de Reeves. L'influence de Mario Bava est beaucoup plus marquée : le supplice du masque hérissé de pointes acérées renvoie à l'ouverture du Masque du démon (La Maschera del demonio, 1960), tandis qu'un spectre féminin glissant sur le sol vers sa victime tétanisée reproduit un effet fameux -- mais aujourd'hui trop familier -- du dernier sketch des Trois visages de la peur (I tre volti de la paura, 1963). Witchfinder s'apprécie donc avant tout pour ses références esthétiques, que Clarke assume avec une efficacité méritoire dans le contexte d'une production que l'on devine peu huppée. A défaut d'un scénario très original (la malédiction proférée sur le bûcher par une sorcière frappe son exécuteur), le film bénéficie de réelles qualités plastiques et d'un soin tout particulier apporté aux décors et aux costumes d'époque (seul l'intérieur du foyer de l'inquisiteur William Thatcher Blake est peu crédible). Dave Juehring est plutôt convaincant en émule de Matthew Hopkins, qui se différencie toutefois de son modèle par son statut de père de famille affectueux -- mais infidèle à son épouse. En outre, le Mal qu'il combat avec un fanatisme pervers n'a rien d'imaginaire ; contrairement à Hopkins, qui s'appuyait sur des accusations fallacieuses pour assouvir son sadisme et sa vénalité, Blake est ici confronté à une sorcière authentique qu'il appréhende en pleine séance d'envoûtement. Ses agissements n'en sont pas moins blâmables, mais se trouvent partiellement justifiés. Le film annonce modestement le climat de The Witch (Robert Eggers, 2015) et opte lui aussi pour une affirmation du surnaturel -- apportant par contrecoup une légitimation de l'obscurantisme puritain. Son ancrage dans une  période tourmentée quelque peu négligée par le cinéma d'épouvante fait toute son originalité. C'est la sixième réalisation de Colin Clarke, après quatre courts d'animation en 3D et un premier essai de fiction horrifique datant de 1994. Sa dernière production, Slit, est un hommage de onze minutes au giallo, qui fut intégré en 2018 au film à sketches Welcome to Hell.
Witchfinder est visible en VO sur YouTube.


lundi 8 juillet 2019

CRITIQUE EXPRESS : KILL SYNDROME (Dwayne King, Scott L. Collins, 2006)

Parfait exemple de film d'horreur à micro-budget destiné au marché du DTV (Direct-To-Video), Kill Syndrome est une bande obscure produite en Caroline du Sud par un groupe d'amis déjà signataires d'un long métrage encore plus confidentiel (Pizzaguy, 1999, tourné et monté en 24 heures), et de quelques courts, dont l'un, Piggy, remporta la compétition du Rob Zombie Short Horror Film en 2002. L'influence de Zombie (en particulier de The Devil's Rejects) est évidente dans Kill Syndrome, qui décrit les exactions d'une famille de psychopathes aussi repoussants physiquement que moralement. Cannibales occasionnels, ces affreux filment leurs sévices sur cassettes vidéos qu'ils vendent à un amateur de snuff baptisé "The Man". Abusivement présenté comme un spécimen d'horreur rurale dans la lignée de Massacre à la tronçonneuse, le film se déroule majoritairement dans des entrepôts situés en pleine ville, avec quelques rares incursions dans des sous-bois macadamisés (ces séquences sylvestres ne sont pas sans rappeler le mémorable Ogroff / Mad Mutilator de Norbert Moutier). Le scénario n'est qu'une épure prétexte à des scènes de torture cadrées à l'aveuglette et montées à la truelle. Lorsqu'ils ne trucident pas leurs prochains, kidnappés au hasard de rencontres en stations-services, les tueurs passent leur temps à s'engueuler, tout comme la plupart de leurs victimes (l'une d'elles tombe d'ailleurs dans leurs pattes après avoir massacré son mari à coups de marteau). Ces altercations truffées de fuck et autres shit sont tout ce qui tient lieu de psychologie à des protagonistes en carton, dont certains apparaissent ou disparaissent de manière arbitraire (l'une des actrices quitta brutalement le tournage, selon les dires de l'un des réalisateurs, et l'on suppose que nul ne se soucia de justifier l'évaporation de son personnage). King et Collins ne cherchent de toute évidence qu'à révulser leurs spectateurs, mais la réalisation chaotique et les effets spéciaux approximatifs ruinent leurs pieuses intentions. Seule la première scène, où une malheureuse se fait charcuter à coups de couteau et de maillet (avec découpage de téton dégusté par le bourreau) avant d'être achevée à la tronçonneuse, provoque un vrai malaise par sa réalisation brutale et les hurlements très crédibles de la comédienne. On croirait presque avoir affaire à un remake d'August Underground, mais la folie et le climat putride du film de Fred Vogel ne perdurent pas longtemps. Le gore artisanal et les prestations navrantes ont tôt fait d'interdire notre implication dans une action conventionnellement hystérique. On goûtera particulièrement l'intervention d'un policier dont la profession nous est signalée par la sirène d'un gyrophare, alors que son véhicule, on ne peut plus banalisé, en est dépourvu.
Le film est visible sur YouTube.

vendredi 5 juillet 2019

I SPIT ON YOUR GRAVE : DEJA VU (Meir Zarchi, 2019)



Film-étalon du Rape and Revenge, I Spit on Your Grave (aka Day of the Woman, Meir Zarchi, 1978) constitue un cas d'école. Taxé de sexisme lors de sa sortie, il suscita de vives controverses et écopa de plusieurs interdictions avant d'être réhabilité par Carol J. Clover dans son livre "Men, Women and Chainsaws", ce qui lui valut d'être soudain considéré comme un brûlot féministe. Il ne fait aucun doute qu'en dépeignant avec une rare brutalité les viols successifs subis par son héroïne, Zarchi visait à dénoncer ces actes et non à les érotiser (la mise en scène d'une grande sécheresse leur ôtait tout caractère excitant). I Spit n'en demeurait pas moins un film d'exploitation, en particulier dans sa seconde moitié consacrée à la vengeance sanglante de Jennifer Hills, incluant une castration spectaculaire. En 2010, Zarchi contribua en tant que producteur exécutif à la réalisation d'un très honnête remake, suivi de deux séquelles nettement moins convaincantes sorties en 2013 et 2015. Peut-être déçu de la tournure prise par la franchise, il décida de repasser derrière la caméra, à près de quatre-vingts ans, pour donner une suite directe au film original. Le projet avait de quoi enthousiasmer les fans : le cinéaste allait-il réitérer son coup d'éclat quatre décennies plus tard ? Allait-il confirmer les options féministes décelées par Clover et d'autres commentateurs ? La réponse est plus complexe que prévu, à l'image d'un film-monstre où l'inspiration et le ridicule semblent se nourrir l'un de l'autre dans un farouche esprit de liberté et de ténacité créatives.


Quarante ans après avoir subi un viol collectif et s'être sauvagement vengée de ses agresseurs, Jennifer Hills (Camille Keaton) est devenue une auteure à succès, dont le dernier best-seller relate précisément son drame passé. Elle est aussi la mère d'une top model mondialement connue, Christy (Jamie Bernadette), qui fait toute sa fierté. Alors qu'elles sortent d'un restaurant, les deux femmes sont victimes de quatre kidnappeurs apparentés aux violeurs de Jennifer. Instigatrice de l'enlèvement, Becky (Maria Olsen) est bien décidée à faire payer chèrement à Jennifer la mort de son mari (suite à la castration évoquée plus haut). Mais la présence de la très vindicative Christy va contrarier les projets des vengeurs.

Camille Keaton et Jeremy Ferdman
Ce qui frappe au premier abord est la durée inaccoutumée du métrage (2 heures 28 minutes), signe d'une ambition atypique pour une production indépendante au budget réduit -- ou clin d’œil à l’éléphantiasis des blockbusters hollywoodiens contemporains ? Une telle longueur s'avère risquée commercialement : le public du Rape and Revenge (et du cinéma d'exploitation en général) n'y est guère habitué et pas forcément disposé. En outre, elle fait inévitablement craindre une certaine complaisance artistique. De fait, Deja Vu souffre d'étirements et de redites appelant un découpage plus resserré. On en vient pourtant à se demander, en découvrant la tonalité outrancière de l'action, si ces défauts ne sont pas intentionnels et n'entrent pas dans un projet de démystification du sous-genre par le biais de la surenchère.
A l'inverse du film de 1978, dont le naturalisme faisait l'efficacité, tout dans Deja Vu est hypertrophié et irréaliste au possible. Certaines incohérences laissent perplexes : pourquoi le quatuor d'antagonistes attend-il quarante ans avant de s'attaquer à Jennifer ? Comment Christy peut-elle être trentenaire, alors qu'elle est censée être née peu après le viol de sa mère ? Même problème d'âge en ce qui concerne deux des "vilains", Scotty (Jeremy Ferdman) et Kevin (Jonathan Peacy), trop jeunes pour avoir connu le frère et le cousin dont ils veulent venger la mort. La façon dont Christy leur échappe ou les berne à plusieurs reprises défie également le bon sens, même si les deux hommes sont dépeints comme de parfaits imbéciles.
Le jeu des acteurs est tout aussi déconcertant. Camille Keaton, qui reprend le rôle où elle excella en 1978, est constamment en porte-à-faux, comme si son personnage ne connectait jamais pleinement avec les événements. Jamie Bernadette, convaincante et plutôt nuancée en victime, devient une justicière monolithique dont les expressions se limitent à quelques regards noirs et butés. Face à elles, les interprètes de leurs persécuteurs se livrent à un cabotinage forcené (à l'exception de Jeremy Ferdman, plutôt mesuré), la palme revenant à Jonathan Peacy, hystérique et grimaçant. Mais c'est Maria Olsen qui emporte le morceau, dans ce qui est sans doute la prestation la plus emblématique du film. L'une des comédiennes les plus douées et les plus sollicitées du cinéma d'horreur indépendant, Olsen est aussi à l'aise dans l'économie d'effets, source d'une intensité souvent poignante, que dans la surenchère. Dans le rôle de Becky, elle combine les deux options pour un résultat sidérant. Sa performance, valeureuse mais à première vue incohérente, donne peut-être la clé des intentions de Meir Zarchi. D'une séquence à l'autre, et parfois au sein d'une même scène, Olsen passe de l'émotion contenue et d'une sincérité vibrante (lorsque Becky évoque la perte de son mari ; lorsqu'elle prononce sur sa tombe une oraison teintée de ressentiment ; lorsque Scotty lui offre des fleurs en excuse de ses bévues) à l’intempérance totale, roulant des yeux et contorsionnant ses traits pour mener le personnage aux confins du grotesque. Des variations aussi radicales deviennent presque gênantes pour le spectateur, qui ne sait plus trop s'il doit rire, applaudir ou pleurer. La partition tempétueuse de la comédienne fait de Becky une créature improbable, car s'opposant au goût du public pour les psychologies sinon linéaires, du moins structurées dans leurs contradictions. Odieuse et pitoyable, redoutable et impuissante, obstinée et perdue, Becky est inhumainement humaine : ses discordances, par la conjonction des extrêmes, lui donnent une certaine unité ; en accusant son artificialité, elles lui assurent paradoxalement une certaine véracité.

Maria Olsen
La nature de Becky reflète celle du film. I Spit on Your Grave : Deja vu est un étonnant hybride de thriller rural, de fresque mélodramatique et d'"horreur bouffe" qui, tout en ridiculisant les codes d'un sous-genre à force d'excès, semble vouloir lui assurer une nouvelle légitimité. Une légitimité qui ne tiendrait plus au discours féministe que le Rape and Revenge est censé relayer, mais à son exténuation.
Dans son livre "Fecund Horror", Noah Berlatsky déclare que s'il devait réaliser un remake du I Spit de 1978, il y intégrerait davantage de femmes justicières afin d'explorer leurs interactions et de valoriser leur solidarité. Il émet l'idée que l'épouse de Johnny (autrement dit Becky dans Deja Vu) se range aux côtés de la victime de son mari, ou que Jennifer soit assistée dans sa vengeance par sa mère, sa sœur ou une petite amie. Deja Vu réalise partiellement ces souhaits (les femmes y sont plus nombreuses, leurs relations sont étudiées, et Jennifer est épaulée par sa fille) mais dans une optique bien différente de celle, radicalement féministe, qu'envisageait Berlatsky. Ici, Becky s'oppose à Jennifer et vénère la mémoire de son mari, Christy ne pense à renoncer au mannequinat (synonyme d'objectivation) que pour fonder un foyer, et deux nouveaux personnages féminins sont de vieilles harpies aussi acharnées que Becky à la perte de Jennifer et de sa fille. En outre, Jennifer devient une figure ambiguë : en publiant un livre au titre racoleur sur ses malheurs passés, dont elle semble s'être totalement détachée (le jeu laconique de Camille Keaton contribue à cette impression), elle manifeste un mercantilisme dérangeant. On en vient à penser que Becky n'a pas tort lorsqu'elle accuse Jennifer de mépriser et d'exploiter les classes inférieures. Son succès l'a embourgeoisée et rendue un brin condescendante. Amoureuse de l'argent, elle comprend mal que Christy veuille abandonner sa carrière et refuse le million de dollars qui lui est offert pour poser topless et le crâne rasé. Elle n'est décidément plus l'héroïne libérale et féministe de 1978 -- Christy ne l'est pas davantage, avec ses rêves de mariage et de maternité. C'est que le féminisme, tel que le concevaient les seventies, a en grande partie accompli son office. Les hommes ne détiennent plus l'exclusivité du pouvoir, et ceux de Deja Vu sont pathétiquement stupides, inaptes et crédules. Incapables d'initiatives, ils sont dirigés par une femme et échouent à exécuter convenablement ses ordres. La lutte de Jennifer et de Christy contre les antagonistes mâles tourne rapidement au profit des premières, excepté lors du viol de Christy, qui n'a d'ailleurs ni la violence ni l'impact de celui du film original. Cette fois, l'affrontement se joue essentiellement entre femmes, ce qui semble être la conséquence du dépassement du féminisme. L'ardeur qu'il mobilisait, désormais sans objet, tourne à la frénésie gratuite ou au vain ressassement. Quand elle s'en prend aux hommes, Christy répète les gestes qui furent ceux de sa mère quarante ans plus tôt (nous avons droit à une nouvelle castration) à la façon d'une automate. Sa violence tourne à vide ; elle n'est plus que singerie d'un combat devenu oiseux.
Le "Deja Vu" du titre ne désigne pas seulement la répétition du calvaire de Jennifer (vécu par Christy), mais la substance du Rape and Revenge lui-même et son rabâchage d'une joute caduque. Pour le régénérer, Meir Zarchi exaspère ses clichés jusqu'à les rendre aberrants, et livre ce faisant une œuvre capricieuse, dont les travers font le mérite.