dimanche 28 juillet 2019

THE HONOR FARM (Karen Skloss, 2017)


On ne saurait reprocher à Karen Skloss de manquer d'ambition : pour son premier long métrage, elle tente clairement de s'inscrire dans le sillage du chef-d’œuvre de David Robert Mitchell, It Follows (2014), en livrant une fable fantastico-horrifique sur le passage à l'âge adulte et la découverte d'une sexualité active. Sujets classiques de la teen horror (et du teen movie en général), dont le traitement s'écarte rarement de la mécanique ultracodifiée du slasher (y compris chez le Wes Craven des Scream) ou des conventions du néo-gothique pop. Le projet de Skloss est de sortir de ces structures figées tout en maintenant un ancrage dans le genre, mais sans recourir à la déconstruction métafilmique de films comme La Cabane dans les bois (Drew Goddard, 2011) ou Scream Girl (Todd Strauss-Schulson, 2015). L'intention est louable et peut donner lieu à des réussites éclatantes, comme le film de Mitchell ; elle nécessite cependant une parfaite connaissance du cinéma d'horreur et de ses implications métaphoriques. Si Karen Skloss les possède, elle échoue à concilier épouvante et Art et Essai, à l'instar de nombreux cinéastes titillés par le concept un peu fumeux de la High Horror.
L'héroïne de The Honor Farm, Lucy, se prépare avec autant d'excitation que d'appréhension à participer au bal de promo de son lycée. Ayant décidé de perdre sa virginité à cette occasion, elle ne tarde pas à déchanter lorsque son boyfriend, ivre mort, anticipe un peu cavalièrement ses attentes. Sur la suggestion de sa meilleure amie, elle se joint à une bande d'étudiants marginaux qui projettent de passer la nuit dans une ancienne prison de sinistre réputation. Le lieu, qui abrita jadis les exactions de gardiens sadiques, est censé être fréquenté par des satanistes qui y accomplissent leurs rituels. Sous l'influence de champignons hallucinogènes, le groupe va vivre une nuit terrifiante dont Lucy sortira transformée.
La première scène donne le ton de l'ensemble : dans le décor féérique d'une crique surplombée par une cascade, nous voyons Lucy s'offrir à un jeune homme sous les yeux de son double, au cours d'une sorte de cérémonie païenne. Nous découvrons ensuite qu'il s'agit d'une rêverie à laquelle s'abandonne l'adolescente sur le siège de son dentiste. Karen Skloff affirme d'emblée un sens pictural certain, qu'elle déploie tout au long du film lors de courtes séquences oniriques traduisant les craintes et les aspirations de l'héroïne. L'action est truffée de ces vignettes fantasmatiques dont la fonction n'est pas seulement d'illustrer les états d'âme de Lucy, mais aussi d'assurer au film une dimension arty nettement redevable à David Lynch (la réalisatrice admet cette influence dans une interview). Le procédé permet des dérapages surréalistes essentiellement liés aux atermoiements de Lucy, une adolescente encline aux questionnements existentiels.
Tourmentée par un sentiment d'incomplétude probablement lié à sa virginité ("Une partie de moi-même n'est pas encore construite", déclare-t-elle), elle l'est aussi par l'incertitude de vivre dans un monde concret. "Où s'arrête le rêve, où commence la réalité ? La réalité existe-t-elle seulement ?", s'interroge-t-elle dès le début du film avant de déclarer qu'elle souhaite précisément vivre quelque chose de réel au cours de la soirée. Dès lors, on comprend mal qu'elle accepte sans rechigner de consommer des champignons hallucinogènes, ce qui n'est certes pas le meilleur moyen d'atteindre son objectif. De fait, la réalisatrice et son coscénariste Jay Tonne Jr. entretiennent volontairement le doute sur l'authenticité des événements survenant dans la prison et dans les bois environnants. Ils nous encouragent même, lors de la conclusion, à y voir les hallucinations des jeunes gens, ce qui impliquerait que le groupe partage un délire commun, dont la trame n'est pas affectée par leurs subjectivités respectives. Car rien n'indique que les manifestations étranges ou surnaturelles soient perçues de manière différente par chacun -- une donnée assez déconcertante, puisque l'un des personnages intervenant dans ces divagations n'est probablement connu que de Lucy (il s'agit de son dentiste). Cette indétermination ressemble moins à un choix scénaristique qu'à une paresse des auteurs, qui estiment probablement que la tonalité fantastique du film autorise l'incohérence.
Les éléments proprement horrifiques du récit souffrent d'une même approximation. L'idée que la prison (un camp de travail pénitentiaire qui donne son titre au film) est hantée par les victimes de gardiens tortionnaires est évoquée par les protagonistes mais n'est pas exploitée par la suite. Une cérémonie sacrificielle vaguement sataniste est amorcée, mais elle tourne court et manque de crédibilité. Ces éléments ne sont que des ingrédients rapportés permettant au film de s'inscrire dans la teen horror, sans que l'on perçoive une réelle conviction, ni même un grand intérêt pour le genre, de la part de Skloss et Tonne Jr. Les aspects philosophiques et métaphysiques ne sont guère plus convaincants. Outre les réflexions somme toute banales énoncées par Lucy, ils s'incarnent dans les apparitions ponctuelles d'une femme à tête de cerf, créature sphingienne symbolisant peut-être les potentialités de Lucy, cette part "non construite" d'elle-même dont elle parle à son nouveau compagnon, JD. Comme Frank, le lapin humanoïde de Donnie Darko, la femme-cerf est une présence ambiguë, dont on ne sait trop si elle constitue une menace ou si ses intentions sont secourables. Plutôt cinégénique, elle perd de son aura lorsqu'elle soumet à Lucy une énigme indigente : "Qu'est-ce qui n'a ni commencement, ni fin, ni milieu ?" La réponse, "un donut", se veut une fausse boutade : Skloss enchaîne sur un plan de Lucy sortant de son décolleté un préservatif, dont la forme renvoie à la pâtisserie. C'est donc la sexualité qui est en cause, le trou central du donut évoquant également le sexe féminin. Mais toute cette symbolique apparaît forcée et, pour tout dire, un tantinet ridicule. Nous sommes loin de It Follows, où l'anxiété suscitée par le sexe s'exprimait de manière allégorique sans nuire aux effets de terreur plus traditionnels.


Malgré ces défauts, The Honor Farm reste une tentative bienvenue de contourner les clichés du slasher sans miser sur la distanciation ou l'intertextualité. C'est l'un des rares exemples (le seul ?) du sous-genre où les adolescents ne sont pas voués à la mort, où leur vie n'est d'ailleurs jamais réellement en danger (notons qu'ils font également montre d'une solidarité rare). Ils sortent de l'aventure plus équilibrés et sereins, ayant gagné en maturité sans perdre de leur indépendance, en particulier dans le cas de Lucy. C'est du moins ce que Karen Skloss souhaitait exprimer ; selon ses propres termes, son but était d'exposer le cas d'une fille qui "crée son propre rituel de passage à l'âge adulte, au lieu de se contenter de ce que le bal de promo est censé représenter" (interview pour le site Daily Dead). On peut regretter que cette autonomie d'action donne un résultat des plus conventionnels : après avoir découvert le grand amour en la personne de JD, Lucy s'apprête à mener une existence conforme aux attentes de la société hétéropatriarcale. Mais comme le dit l'un des personnages du film, citant Emerson : "Ce n'est pas la destination qui compte, c'est le chemin". Dans le cas de The Honor Farm, c'est la feuille de route plutôt que le parcours lui-même et que le but atteint qui emporte l'adhésion. C'est peu, mais c'est toujours ça de pris.



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