lundi 2 novembre 2015

La Bite de l'architecte : KNOCK KNOCK (Eli Roth, 2015)

Evan Webber, un architecte quadragénaire (le quinqua Keanu Reeves) confit dans une vie de famille ronronnante et sexuellement anémiée, commet l’imprudence d’ouvrir son logis – momentanément délaissé par son épouse et ses enfants – à deux jeunes filles égarées dans la tempête. Les sémillantes intruses se livrent sans tarder à un grand numéro de séduction auquel leur hôte succombe après une courte réticence, due tout autant à son ahurissement devant cette aubaine imprévue qu’à de vagues cas de conscience. Au lendemain de ces fredaines, il comprend que les tentatrices n’ont aucune intention de vider les lieux, mais comptent bien y semer le chaos, ainsi que dans l'esprit de leur propriétaire.


Il est bien loin le temps où les papas interdisaient à leurs filles d’accepter les bonbons offerts par des étrangers. Aujourd’hui, ce sont les pères qu’il convient de mettre en garde contre les gâteries proposées par des collégiennes. Ce constat, qui semble s’appliquer à merveille à Knock Knock, fait heureusement l’objet de développements plus complexes et stimulants. Eli Roth s’éloigne des excès graphiques des deux premiers Hostel et de The Green Inferno, pour nous offrir un thriller « en chambre » sexy et (dans sa seconde partie) survolté, aux accents satiriques appuyés, et n’entretenant avec le « torture porn » qu’un rapport de surface. Une récréation brillante et plus ambitieuse qu'il n'y paraît, à défaut d’être totalement originale.
Knock Knock est le remake – d’une fidélité narrative proche du « copié-collé » – d’un film d’exploitation de 1977, Death Game de Peter S. Traynor. On notera à ce propos que les deux actrices principales (et coscénaristes) du film original, Sondra Locke et Colleen Camp, sont coproductrices de cette nouvelle mouture. Si la structure scénaristique des deux oeuvres est la même, les intentions diffèrent, changement d’époque oblige.
Le film de Traynor était un brûlot féministe habilement déguisé en shocker érotique, où les deux assaillantes se vengeaient sur une proie de hasard d’un pouvoir patriarcal responsable de leurs névroses. Le leitmotive musical du film, la chanson « Good Old Dad », offrait un commentaire ironique sur le rôle faussement bienveillant car strictement répressif tenu par leurs géniteurs auprès des jeunes filles (et tout aussi bien des maris envers leurs épouses). En pleine vague du féminisme radical, Death Game tentait de démontrer (non sans ambiguïtés et lapsus) que l’hystérie féminine, même au plus fort de ses outrances, ne peut être imputée qu’à une culture sexiste et phallocentrique.
Eli Roth et ses coscénaristes Nicolás López et Guillermo Amoedo se montrent assez lucides pour percevoir tout ce qu’un tel propos, jadis pertinent, a d’obsolète en ce début de 21ème siècle. Cinéaste consciemment postmoderne, Roth ne peut ignorer que les enjeux des rapports de sexe ont été notablement modifiés par les données du postféminisme. Là où l’on pouvait craindre que la violence féminine se voit une énième fois justifiée par les abus préalables du patriarcat, Roth lui trouve une cause autrement plus tonique (et subversive) : le rejet des mascarades sociales, qu’elles soient libérales ou conservatrices.


Ses deux adolescentes tumultueuses, Genesis (Lorenza Izzo, épouse de Roth) et Bel (Ana De Armas), sont les produits typiques de la mouvance postféministe telle que popularisée par les médias et honnie des féministes radicales : des adeptes du Girl Power ; des émules des Spice Girls ou, plus près de nous, de Miley Cyrus ; des jeunes femmes n’hésitant pas à faire étalage de leur sexualité, ne craignant plus « l’objectification » brandie tel un épouvantail par leurs aînées, mais voyant au contraire dans l’affirmation des « signes extérieurs de féminité » (tenues sexy, maquillage, glamour) et leur réappropriation (parfois outrancière) un outil d’émancipation et de négociation des pouvoirs.
Bel et Genesis, libérées dans leur tête et leur corps, n’ont que faire d’être féministes, mais visent plutôt à démasquer ce qui reste d’hypocrisie dans un monde qui, soi-disant soucieux de liberté, ne cesse de rafistoler la matière de ses entraves : la bien-pensance, l’utopie humaniste et les idéologies sociales
Après trois films (Cabin Fever ; les deux Hostel) renvoyant dos à dos victimes et bourreaux, Roth tend désormais à afficher sa sympathie pour les seconds. The Green Inferno ne dissimule pas sa connivence avec les cannibales bouffeurs d’humanitaristes du dimanche, « sauveurs de la planète » ne voyant dans la défense de causes perdues qu’une occasion de grimper dans les réseaux sociaux. Knock Knock est tout entier du côté de ses antagonistes, pourfendeuses insouciantes et désordonnées de tout ce que la société se fabrique de sens.
Là où l’on pouvait redouter une résurgence du discours puritain et misogyne véhiculé par maints thrillers américains issus du même moule (l’époux volage puni de son infidélité par l’objet de ses écarts), Roth adopte la démarche inverse.  Le film pourrait être sous-titré « La Bite de l’architecte », en référence à cet autre grand cinéaste postmoderne qu’est Peter Greenaway, tant l’action est centrée sur la virilité d’Ewan Webber, ou plus exactement sur son aptitude à en manifester les signes (les sculptures phalliques élaborées par son épouse suggèrent malicieusement que cette dernière lui a bel et bien confisqué ses attributs). Le piteux « héros » de Knock Knock (le choix de Keanu Reeves, ex-icône d’une virilité survitaminée dans Speed et Matrix, pour incarner un bobo amorphe, est particulièrement parlant) n’est nullement châtié de ses frasques, mais bien plutôt de son incapacité à les assumer, du déni qu’il opère de son appétit sexuel, et de son repli frileux dans la sphère lénifiante de l’institution conjugale. Il est significatif que la scène de Death Game où Seymour Cassel était exposé à un simulacre de procès pour « phallocratie » par ses tourmenteuses, soit ici remplacée par un « torture quizz » parodiant les jeux télévisés, où Ewan Webber doit avant tout répondre de sa tartuferie. Bel et Genesis se démarquent ainsi des inquisitrices féministes du film original pour s’imposer comme des ennemies de la malbaise.


Ayant dépassé les clivages de la lutte des sexes (au contraire de la détestable héroïne de Hard Candy, type même du prêche féministe le plus pesant) elles ne militent que pour l’antimilitantisme, le refus global des valeurs – qu’elles soient éthiques, sociales ou artistiques (voir leur saccage des sculptures de l’épouse d’Ewan). Témoins amusés de la déroute d’un monde prisonnier de ses leurres et de ses impostures, elles participent à sa déconfiture en contrefaisant ses signes. Leurs méfaits ne sont qu’une prestation tapageuse et ludique, une performance où elles adoptent tour à tour, avec une outrance hilare, les diverses figures – les divers « emplois », pour rester dans le lexique théâtral – et les divers codes de la féminité. Lolitas, ingénues, nymphomanes, filles abusées, épouses castratrices, elles jouent le jeu des masques avec une sorte de jubilation Camp, affirmant leur polymorphisme et leur mépris des identités stables.
Dans le paysage du cinéma horrifique américain contemporain, Knock Knock s’impose dès lors comme une exception : il est l’un des rares films abordant le postféminisme sous un angle fraternel. Sa remarquable conclusion, qui renvoie la victime à son inanité de marionnette sociale, et dévoile dans les artifices des bourrelles la seule expression d’authenticité, est un réjouissant témoignage des vertus critiques du cinéma de Roth.
Pour conclure, on n’a pas manqué d’apparenter Knock Knock au Funny Games de Michael Haneke. Les liens sont évidents entre ces deux films d’ « invasion domestique » où les antagonistes professent un même désaveu postmoderne de la sclérose idéologique de leur temps. Mais là où les agresseurs dépeints par le cinéaste autrichien torturent et tuent avec une détermination froide et presque résignée, les deux furies de Roth ne manifestent aucune volonté homicide (la mort de Louis, ami de l’épouse d’Ewan, est accidentelle, contrairement à celle de son homologue dans Death Game) et jouent pour la beauté du jeu, sans prétendre à une quelconque victoire. Roth démontre que postmodernisme n’est pas forcément synonyme de nihilisme ; on ne peut que lui en savoir gré.