Le britannique Senseless s'impose comme une œuvre puissante et
profondément perturbante, explorant avec rigueur les implications
psychologiques, politiques et sociales de la captivité de son héros. Celui-ci,
Eliott Gast (Jason Behr), est un businessman américain kidnappé par un groupe d'agitateurs politiques durant
un voyage d'affaires en Ecosse. Enfermé
dans un appartement, il est filmé en permanence par des caméras qui diffusent
sur le web les images de sa détention. Ses ravisseurs veulent en faire un exemple
de leur lutte contre l'impérialisme américain, dont ils l'accusent d'être l'un
des suppôts. En guise de châtiment, ils s'emploient à le priver de ses cinq
sens au moyen de diverses tortures. L'interruption de son calvaire dépend du
nombre d'internautes connectés au site qui le retransmet. Une baisse massive de
la fréquentation, témoignant de la réprobation du public pour la cause des
ravisseurs, entrainerait la libération d'Eliott. C'est l'inverse qui se
produit, et le jeune homme subira jusqu'au bout son martyre sous les yeux d'un
public sans cesse croissant.
Adaptation d'un roman de l'américain Stona Fitch1, Senseless est un cas rare
dans le panorama du « torture porn », qui repose essentiellement sur
des scénarios originaux2. Nombre de ceux-ci ont donné des
œuvres solidement construites et d'une indéniable qualité narrative (Hostel; The Human Centipede et sa première suite ; The Loved Ones ; A Serbian Film), et il serait excessif d'attribuer la réussite de Senseless à
son origine littéraire. Le film possède néanmoins une vertu peu répandue au
sein du sous-genre : l'exploitation rigoureuse de son postulat, à laquelle la
forme romanesque originale n'est sans doute pas étrangère.
Les intentions du
réalisateur Simon Hynd sont transparentes : faire un film d'horreur
auto-réflexif, « demandant aux gens qui regardent des films comme Hostel
et Saw pourquoi ils y prennent plaisir. Il s'agit de s'emparer des
conventions et de les déboîter »3. Le roman de Fitch ajoute à ce
projet une dimension politique plus marquée que dans les autres « torture
porns ». L'écrivain eut l'idée de son livre lorsque, résidant à Anvers, il
mesura l'ampleur du sentiment anti-américain en Europe ; il admet également que
les harangues du tortionnaire en chef, Blackbeard (Joe Ferrara), recoupent
certaines sentences d'Oussama Bel Laden. « L'épreuve de Gast eut un
terrible parallèle avec la mise en ligne de la décapitation de Daniel Pearl,
ajoute-t-il. Les groupes anti-globalisation et anti-Etats-Unis – qui
commençaient tout juste à apparaître quand j'ai écrit « Senseless » –
prirent de l'importance peu de temps après »4.
Le rejet que l'interventionnisme et l'impérialisme américains
suscitaient à travers le monde engendra une inquiétude étasunienne qui
s'exprimait de façon latente dans Hostel, et que Senseless aborde
sans détours. Pour Blackbeard et ses amis, l'Amérique d'aujourd'hui est aussi
assoiffée de conquête et de domination économique que l'Angleterre de la reine
Victoria ; la seule différence est que « son empire est caché. Ses
batailles n'ont pas lieu à découvert sur les mers, mais à travers le
mouvement d'énormes sommes d'argent » (dixit Blackbeard).
Le choix d'Eliott Gast en tant
que victime expiatoire est très vite dénoncé comme arbitraire par l'intéressé.
Sa qualité d'homme d'affaires opérant d'obscures tractations au nom de son pays
ne fait de lui qu'un infime rouage du système dénoncé par ses kidnappeurs. A
quoi Blackbeard lui rétorque que Gast n'a pas à en juger : « Vous avez
fait vos choix, vous devez en accepter les conséquences ». Cette
remarque, faisant suite à l'observation que Gast n'est « pas détenu,
mais puni », met l'accent sur les résonances morales de l'opération
menée par le groupe anonyme. Conjointement à l'idéologie d'une nation, ce sont
les choix et les agissements d'un individu qui font l'objet d'une évaluation à
finalité punitive. On retrouve ici la démarche d'un Jigsaw, se vengeant de ce
qu'il estime être la dérive de l'humanité sur des spécimens isolés, au nom
d'une éthique personnelle, et avec une bonne dose d'arbitraire.
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La dimension morale du châtiment est corroborée par sa nature même :
Gast sera privé de ses cinq sens parce qu'il est considéré comme un jouisseur,
à l'instar de ses compatriotes et de son pays. Les grandes revendications
politiques de Blackbeard dissimulent mal une condamnation du plaisir sous
toutes ses formes, à travers tous ses modes d'obtention. Gast aura
successivement la langue brûlée au fer à repasser, les narines cautérisées, la
surface des mains râpée et enduite d'une résine corrodante, le conduit auditif
percé jusqu'au nerf, enfin l'œil arraché avec une petite cuillère. Des
supplices dignes de l'Inquisition, affectant moins ce qui détermine la
conscience sociale et idéologique de l'homme que la source de son appréhension
physique du monde, les agents de la volupté. Difficile de ne pas percevoir dans
ces tortures presque médiévales l'exercice d'un puritanisme radical, qui, s'il
rejoint dans une large mesure le fanatisme des extrémistes religieux que Hynd
et Fitch identifient à Blackbeard et à ses comparses, n'est pas étranger à
l'Amérique elle-même.
Ce rapprochement trouve un prolongement dans la connexion opérée par les
auteurs entre les supplices endurés par Gast et un acte répréhensible qu'il
commit dans son enfance. Agé d'une dizaine d'années, il vendit des soldats de
plomb à un jeune garçon Noir, en profitant de sa cécité pour le tromper sur la
somme d'argent reçue. On peut voir dans cet acte le germe des tractations
douteuses auxquelles il se livrera à l'âge adulte – c'est dans cette optique
que Gast se le remémore.
Pourtant, cet épisode traumatique (son père l'obligea
à présenter à tout le voisinage des excuses « pour ses péchés envers
son pays et sa race »), réactivé par sa situation actuelle, semble mal
proportionné aux reproches dont il fait l'objet. Au reste, la symétrie établie
par les auteurs entre cet événement passé et les circonstances présentes
assimile Blackbeard et sa bande au père punisseur. Autrement dit, les
activistes anti-américains souscrivent au paternalisme rigoureux et typiquement
américain évoqué dans le flashback. Loin de tout manichéisme, Simon Hynd
suggère ainsi le lien entre deux idéologies a priori antagonistes. Les
« méchants » de son film (les activistes) et le système
économico-politique que notre sympathie pour Gast nous inclinerait à absoudre,
sont renvoyés dos à dos. Le néolibéralisme impérialiste américain est justement
présenté par le cinéaste – tout comme l'extrémisme de Blackbeard – comme une
émanation du paternalisme et du patriarcat, une force coercitive reposant sur
la prétendue autorité (dogmatique et punitive) d'une élite auto-proclamée.
Pour Hynd et le romancier qu'il adapte, les méfaits de ce système ont
transmis à notre société une maladie dont les internautes qui suivent
quotidiennement le calvaire de Gast – et Gast lui-même – portent les stigmates.
Parfait rejeton de la « société du spectacle » dénoncée par Guy
Debord5,
Gast est d'abord prisonnier de l'univers spéculatif dans lequel il s'ébat, et
dont son style de vie (son standing) constitue la façade attrayante. Son
enfermement et son exposition forcée aux caméras ne font que manifester
concrètement son aliénation et son statut d'homme-spectacle au sein du monde
capitaliste.
Face à lui, les voyeurs connectés au site internet diffusant les images
de son supplice sont d'autres produits du néolibéralisme, d'autres aliénés
niant leur aliénation en consommant des images qui les entretiennent dans
l'illusion de la détention du pouvoir et de la jouissance d'un privilège.
Semblables aux spectateurs de Hostel : Part III, ils occupent (à
moindre frais) les premières loges d'un théâtre de la cruauté où l'être humain
est chosifié. La seule différence (et la grande ironie de leur situation) est
qu'ils croient assister, à travers les souffrances de Gast, au châtiment d'un
système blâmable, tout en participant pleinement à ce dernier, par leur statut
de public subjugué.
« Les gens sont fascinés par la peine et la souffrance, tant que ce
ne sont pas les leurs »,
observe Blackbeard lorsque son prisonnier s'insurge de l'assiduité des
internautes. Un constat qui, repris sur un mode moins laconique, fournit
l'argument central des adversaires du cinéma d'horreur et du « torture
porn » – on notera qu'il fait écho à l'intention déjà signalée de Simon
Hynd de « demand[er] aux gens qui regardent des films comme Hostel
et Saw pourquoi ils y prennent plaisir ».
A la lumière
du discours politique sous-tendant le scénario et du parallélisme encouragé par
le cinéaste entre les internautes du film et les spectateurs que nous sommes,
il semble bien que sa démarche soit elle aussi critique du genre. Cette
réflexion, présentée avec cohérence, fait néanmoins (et comme souvent)
abstraction d'une différence essentielle entre les témoins volontaires des
souffrances de Gast et le public du « torture porn » : les premiers
savent qu'ils assistent en direct à des faits réels, le second est conscient
qu'il est le spectateur d'une fiction. Les excès du
« torture porn » – sa représentation d'une violence simulée et
souvent irréaliste – conduisent le spectateur à se libérer de l'illusion de
vraisemblance qui fournit à tout spectacle son plus puissant outil
d'implication et de manipulation. La violence du sous-genre, certes impliquante
sur un plan viscéral, provoque parallèlement, de par son
outrance même, une distanciation effective (parfois par réflexe protecteur : le
spectateur, pour dominer son émotion, se concentre sur l'idée que « ce
n'est qu'un film »). En d'autres termes, le sous-genre, parce qu'il fait
appel à l'insoutenable sous sa forme la plus radicale (la torture, les
mutilations), contraint le public à suspendre partiellement sa crédulité et son
investissement affectif ; il s'avère en cela particulièrement destructeur du
pouvoir captieux du spectacle.
Aussi abouti soit-il, Senseless n'évite donc ni les contresens,
ni la tentation moraliste propre à certaines œuvres du genre. Une tentation que
Simon Hynd trahit d'ailleurs en interview lorsqu'il déclare que le défi posé à
son héros est de « se confronter à certaines des mauvaises choses qu'il
a faites dans sa vie et à ce que sa vie sera après cette expérience »6.
L'on croit entendre l'un des sermons adressés par Jigsaw à ses victimes. Au
fond, cette déclaration ne diffère guère des arguments fournis par Blackbeard
pour justifier ses actes ; elle participe de la démarche faussement
réhabilitatrice et foncièrement correctionnelle que le film entend dénoncer.
Plus maîtrisée se révèle l'approche de l'homosexualité et des rapports de sexe
que Hynd opère en filigrane de l'action. Le sadisme de Blackbeard, comme celui
du tortionnaire hollandais de Hostel, dont il partage la diction onctueuse et le goût pour les aphorismes, nous est discrètement indiqué comme la
forme compensatoire d'une homosexualité refoulée. Lorsqu'il félicite Gast pour
le choix de ses cigarettes, son « Vous avez très bon goût »,
accompagné d'un regard appréciateur, présente un double sens manifeste. Plus
tard, sa réplique rageuse après une altercation avec son prisonnier – « Je
devrais vous enculer à mort ! » – dissipe toute ambiguïté. Hynd pose
ici la négation du désir homosexuel comme l'un des moteurs de la violence
masculine et de l'idéologie qui la justifie.
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L'unique figure féminine du film, Nim (Emma Catherwood), porte-parole
des activistes auprès de Gast et infirmière occasionnelle, apparaît quant à
elle comme la victime consentante de la domination mâle, dédiée à leur cause
mais potentiellement accessible à la compassion. Hynd nous maintient dans
l'attente de son revirement idéologique, sans que celui-ci ne soit justifié
autrement que par son attirance pour Gast (ce qui constitue un motif un peu
court). Le cerveau lavé par la doctrine de ses compagnons, elle occupe auprès
d'eux une position subalterne et se voit assigner des tâches conformes aux
attributions de son sexe : les soins physiques, le réconfort moral, la
séduction. Significativement, alors que les autres membres du groupes ont les
visages dissimulés (masques d'extra-terrestres pour les exécutants ; loup noir
pour Blackbeard), elle ne porte qu'un voile cachant imparfaitement ses traits
et la rendant plus désirable que menaçante. Sa féminité limite son droit à
l'anonymat et la cantonne à des fonctions quasi-domestiques, dont elle semble
s'accommoder.
Elle commettra l'imprudence de révéler son prénom à Gast, qui le
clamera dans un moment de désespoir, la désignant ainsi à de possibles
recherches policières. Giflée par Blackbeard, elle l'abat lorsque Gast arrache le masque de ce dernier dans une empoignade – elle commet là un acte de pure
vengeance, que la perte du masque ne justifie aucunement. Ayant pris sa
revanche sur son mentor, elle ne rejettera pas pour autant ses préceptes, et
poursuivra son œuvre contre toute attente, en condamnant Gast à l'énucléation.
Si cette castration symbolique, succédant au meurtre de Blackbeard, achève le
renversement de l'hégémonie masculine, elle confirme également
l'assujettissement de Nim à l'idéologie prônée par ce pouvoir, et ajoute
doublement au pessimisme du film. Un pessimisme que le finale ne dissipe pas :
ayant perdu un œil et privé de ses autres sens, Gast recouvre finalement la
liberté sans que son expérience ait produit d'autre effet que d'en faire la
vedette du jour, portée en héros sur les épaules de ceux-là mêmes qui scrutèrent quotidiennement ses souffrances.