mardi 5 mars 2019

THE THEATRE OF TERROR (Tom Ryan, 2018)



Le format du film à sketches est particulièrement adapté au cinéma d'horreur indépendant. Créer un long métrage à partir de plusieurs courts permet d'étaler la réalisation sur une plus longue période, de diviser les coûts, et d'alléger les problèmes de logistique. L'anthologie connaît en conséquence une popularité certaine auprès des cinéastes œuvrant dans le budget réduit. Avec The Theatre of Terror, Tom Ryan nous en offre un spécimen remarquable, jouant sur la variété de tons et de sujets tout en maintenant un bel équilibre artistique. Il impose à l'ensemble du film une "patte" spécifique faite d'un sens aigu de l'atmosphère, d'un classicisme jamais pesant, et de l'évidente nostalgie d'une épouvante en demi-teintes (qui n'exclue pas les flambées de violence et le malaise viscéral). Le réalisateur ne fait pas mystère de ses influences pour cette anthologie : les séries télévisées La Quatrième dimension (The Twilight Zone) et Au-delà du réel (The Outer Limits). Ces références, toujours appréciables, n'ont certes rien d'original ; ce qui l'est davantage est de s'en montrer digne. C'est majoritairement le cas de Ryan et de son équipe.
Dans le récit opérant la jonction entre chaque segment, une jeune femme (Lauren Renahan) se rend dans un cinéma en faillite pour aider à sa préservation. Elle en rencontre le propriétaire (Tom Ryan) qui lui propose une "dernière séance" composée de quatre films terrifiants.
Le premier, The Gift, voit une prostituée (Heather Brittain O'Scanlon) tuer accidentellement un client éméché. Désemparée, elle se réfugie chez un brocanteur (Adam Ginsberg) à qui elle confie ses infortunes : la perte de son emploi due à sa dépendance aux amphétamines, l'abandon par son mari et la séparation d'avec sa fillette. Touché par son récit, le brocanteur lui offre de retrouver une place au sein de son foyer par un biais pour le moins déroutant.
Dans The Bookworm, un jeune homme amoureux des livres emploie un confortable héritage à l'achat d'une bibliothèque publique. Il ne tarde pas à s'aviser que le lieu n'abrite pas uniquement des volumes poussiéreux.
Abducted s'intéresse à Ned (Russell Hackett), un aimable péquenot obsédé par la recherche d'un hypothétique trésor caché par son grand-père. Au cours de ses investigations dans les bois, il assiste à l’atterrissage d'un engin spatial dont l'occupant pourrait bien être le responsable des nombreuses disparitions signalées dans le voisinage.
Dans le dernier sketch, Endangered, des défenseurs de la cause animale mènent une piteuse offensive pour protéger les loups d'une forêt promise à la destruction. Après une altercation avec des chasseurs, ils sont recueillis par une autochtone qui leur révèle que l'espèce la plus menacée n'est pas celle qu'ils pensent.

Lauren Renahan et Tom Ryan

Scénariste de chaque court métrage (en collaboration avec Russell Hackett pour The Bookworm), Tom Ryan maintient une habile gradation dans la montée de la violence. Le premier récit repose sur une angoisse psychologique, le deuxième sur une terreur claustrophobique insidieuse qui se mue en body horror, le troisième demeure suggestif mais implique des atrocités dignes du Torture Porn, tandis que le quatrième flirte avec le gore et s'achève dans l''hystérie -- le climat de hicksploitation des deux derniers segments est évidemment propice à des accès de sauvagerie.
Ryan tire le meilleur parti de ses décors, qu'il s'agisse du somptueux Loew's Jersey Theatre de Jersey City (sa ville natale), de la Glen Ridge Public Library, fleurant bon le vieux papier et l'encaustique, ou des sous-bois dont les ténèbres sont déchirées par les lumières d'une soucoupe volante ou les hurlements de bêtes enragées. Ce sens de l'espace et du cadre -- particulièrement sensible dans le confinement de The Bookworm -- ne sert pas qu'à distiller l'inquiétude ; il permet aussi de nous faire oublier les limites budgétaires et les contraintes techniques propres à toute production indé.

Le Loew's Jersey Theater

Si les scénarios ne sont pas d'une originalité à toute épreuve -- à l'exception de The Bookworm, petit bijou de "romantisme kafkaïen" (en admettant qu'un tel concept existe) --, on ne peut qu'apprécier le soin apporté à la caractérisation des personnages et, conjointement, à la direction d'acteurs. Bien servi par son équipe artistique, Ryan l'est tout autant par ses comédiens. Dans un registre intériorisé, Heather Brittain O'Scanlon traduit avec nuance l'accablement égaré de l'héroïne de The Gift et Scott Gorbach l'introversion mélancolique du "rat de bibliothèque" de The Bookworm. Plus pittoresque, Russell Hackett nous rend attachant son personnage de redneck tout en barbe, manifestant un intérêt des plus équivoques pour les extra-terrestres. Comme de coutume, Alan Rowe Kelly fait merveille en matriarche rustaude et échevelée règnant sur une progéniture de colosses demeurés. Tom Ryan tient lui-même le rôle de l'énigmatique propriétaire du cinéma, face à Lauren Renahan, sa visiteuse progressivement terrorisée par les films qu'elle découvre et l'ambiance oppressante du lieu.
On perçoit chez Ryan une profonde sympathie pour ses protagonistes -- et ses antagonistes -- ainsi qu'une volonté de leur donner la préséance sur l'action proprement dite ; il est particulièrement à l'aise dans l'horreur existentialiste des deux premiers sketches, qui présentent sur un mode intimiste des cas d'aliénation (involontaire dans The Gift ; recherchée dans The Bookworm) d'individus trop sensibles ou trop cultivés pour le milieu dans lequel ils évoluent. L'aliénation est également au centre de Abducted et Endangered, mais sa nature est plus perverse, car elle n'est pas perçue par ceux qui la subissent et résulte d'une ignorance totale des règles morales. Ned le "bon lourdaud" (Abducted), comme Mama et ses fistons (Endangered), n'obéissent qu'à leurs instincts sans se soucier des conséquences, et s’accommodent fort bien de leur marginalité. Dans le récit de liaison, l'inadaptation sociale est incarnée par le propriétaire du cinéma, sorte de fantôme hantant les couloirs de son palace désert en regrettant le bon vieux temps des projections à l'ancienne, quand le cliquetis des bobines imposait le silence à des spectateurs attentifs et moins désabusés. Faut-il s'étonner que Tom Ryan se soit attribué le rôle ? Son statut de cinéaste indépendant épris d'un fantastique cérébral peu prisé par le Hollywood contemporain a sans doute influé sur l'écriture du personnage.

Scott Gorbach dans The Bookworm

Mais la nostalgie qui infuse une bonne partie de The Theatre of Terror n'est jamais complaisante ni plombante. Elle s'accompagne d'une belle vitalité créative et, pour les deux derniers segments, d'un humour roboratif -- peut-être un peu trop impétueux dans Endangered, mais faut-il le regretter, dès lors qu'il permet à Alan Rowe Kelly de livrer l'une des compositions extravagantes dont il a le secret ? Surtout, Ryan évite le piège fastidieux de l'hommage et des citations à outrance, dans lequel s'engluent tant de réalisateurs-cinéphiles actuels. On note bien quelques clins-d’œil aux œuvres du passé (une bestiole rôdant dans les travées du cinéma évoque Le Désosseur de cadavres [The Tingler, William Castle, 1959], l'alien chez les rednecks de Abducted renvoie à Terreur extra-terrestre [Without Warning, Greydon Clark; 1980]), mais ils sont aussi rares que discrets. C'est une bénédiction, en un temps où trop de jeunes réalisateurs, se croyant dotés d'une maîtrise tarantinienne de la réappropriation/transfiguration des classiques, confondent célébration et ressassement.

Alan Rowe Kelly dans Endangered

The Theater of Terror compte aisément parmi les productions d'horreur indépendantes les plus stimulantes du moment. Sans rien offrir de révolutionnaire, ni s'autoriser de son budget réduit pour oser quelques expérimentations chères aux cinéastes indés, il réussit là où tant d'autres échouent : reproduire une qualité mainstream tout en préservant sa liberté d'esprit. Le mérite en revient à l'ensemble de ses concepteurs (mentions particulières au travail photographique de John Iwasz, Mark Boutros et Louis Libitz, ainsi qu'à la superbe composition pour piano de Robert Frankenberg pour The Bookworm) et à l'investissement d'un réalisateur dont j'attends avec impatience les prochains travaux (je ne serais pas moins curieux de découvrir son premier long métrage, Faces, un thriller dont le style semble différer sensiblement de Theater).

Le DVD et le Blu-ray du film peuvent être commandés sur le site des productions Theatre of Terror.

Russell Hackett dans Adbucted


2 commentaires:

  1. Un excellent article (comme toujours) qui donne tellement envie de découvrir ce film !
    Le format du film à sketches a ses avantages, certes, techniques, mais il doit donner aussi à l'ensemble, j'imagine, une teinte de "contes d'horreur" qui m'attire bien...
    J'aime particulièrement le plan choisi pour "The bookworm".

    RépondreSupprimer